LE CAHIER PHILOSOPHIQUE - 56ième partie

 PASOLINI (SUITE)


Dans Pasione e ideologia Pasolini dit “la division est douleur et la douleur est force”.  Avant de se jeter à l’eau et juste après avoir tué ses deux enfants la mère aura “traversé toute la grande ville. Dans le peu de campagne restant entre cette dernièret le fleuve”

 

elle juge son geste ainsi:
“J’aurai ainsi traversé mon présent et mon passé”.

 

Réapparaît le thème de la marche - comme dans Oedipe-Roi où Oedipe marche vers son destin, vers et dans son inconscient - l’inconscient comme Destin, l’origine est le but (Kraus), l’histoire finit là où elle commence (Pasolini) - comme dans Théorème où la mère traverse la ville et se retrouve dans une petite église de campagne.  Les personnages marchent, la caméra avance et descend et remonte, parce qu’un Destin est là qui s’oppose au Pouvoir, à l’Anti-Destin.  Il est remarquable que le petit espace de campagne traversé représente un espace sacré de ce qui manque ou a fait défaut.  Les actes d’horreur de la mère s’originent dans la perte du monde sacré qui était autrefois, le monde du faire - “là nous communiquions entre nous seulement en faisant quelque chose” - dans lequel il n’était pas nécessaire de connaître; le monde des sens, des couleurs, des objets:

 

“Je me rappelle le teintement des bidons de lait, contre le guidon des bicyclettes, mêlé aux chansons”.

 

C’était quand les individus parlaient sans jamais avoir appris à parler, quand la langue s’incrustait dans les murs de pierre, s’enroulait autour des fleurs médicimales, ou volait sur les places des mairies, “sublimes capitales en miniature”.  En ce temps-là la voix indiquait les choses mais “personne ne parlait” parce qu’à l’intérieur de l’âme “cherchait à prendre place la parole non dite”.  Les objets matériels étaient à la fois les coffrets la contenant et lécho la dispersant.

 

Tant que cette parole vit dans l’âme où elle est encastrée l’individu peut parler dans son être, être seul avec lui-même.  Cette solitude existentielle protège le langage et témoigne de sa nature relationnelle.  La dichotomie sur laquelle Pasolini a construit Orgia est frappante: la parole non dite est dissimulée dans le monde non-naturel des artifices humains qui appartient à l’homo faber et qui a été façonné par lui; les actes terrifiants adviennent dans la paix irréelle qui suppurdun continuum technique et sourd d’un fond bruyant où s’annulent, se neutralisent toutes les voix - un ronronnement continuel propre aux circuits médiatiques (1).  Dans le monde objet, de la réification, c’est l’oeuvre des mains et le langage qui formenlespace public de la communication, tandis que dans l’irréalité de la paix, le social dévore la parole et l’activité du travail devient la sphère totale dans laquelle les individus connaissent le déracinement et la dérélection.

 

 

(1) La nature a besoin d’artificialité humaine. Le dialogue entre l’artifice et la nature est la substance même du monde dont la forme s’achève avec la parole humaine.

 

Le processus de reproduction de la vie naturalise le monde qui s’estompe, se dégrade en pur fond.  La vie a rempla le monde, l’unité est naturellement posée, acquise d’emblée par le travail, elle ne s’atteint plus dans l’action et le langage.

 

Le réel socialisé et la parole socialisée sont collés ensemble; nulle séparation, aucune distance, plus d’espace et évanoui le monde commun.  Alors c’est une participation au ronronnement, au travail, à la consommation, ma contribution quotidienne au désengorgement des flux et des signes, qui garantira mon objectivité.  Mon être n’a plus besoin de se manifester à l’Autre ni d’apparaître; le Je ne se fait pas entendre dans la découverte d’un Tu, dans une interrogation sur l’absence mais dans l’affirmation d’une vérité et exhibition d’une intimité. Le Tu s’identifie au Je dans le Modèle du On qui est un Je socialement magnifié, socialement affirmé et diffusé.  Alors tous les Je se ressemblent dans le On, le Tu de l’Autre n’attestant plus de mon objectivité. Le Je se met à parler le langage du On et perd sa solitude fondamentale qui est expérience de l’altérité.  Parler est devenu naturel alors on parle, ce qui se passe va de soi pourvu que la réalité se restreigne à un enchaînement logique de truismes et de comportement.

 

Le On augmente sans cesse et son accroissement engendre la masse, nouveau méta-langage: les majorités silencieuses. Aussi la société est-elle le produit d’une transformation linguistique gigantesque au bout de laquelle le Pouvoir se fait parler. Il n’est pas besoin de rassemblements physiques d’individus autour d’un Fuehrer pour que se constitue la masse (qu’il faudrait distinguer de la foule), chaque signe suffit puisque le signe fonctionne socialement qui concentre en lui toute la consommation.  Si les morts, l’immense foule des morts tombés aux divers champs de bataille, étaient les vrais interlocuteurs de Hitler et la foule la plus grande qu’il se pût imaginer, ceux-ci sont aujourd’ui remplacés par les signes, véritables cristaux de mort et de masse concentrée (1).  Se réalise, dans le Nouveau Pouvoir - c’est-à-dire s’accomplit réellement comme principe effectif, lessence du Pouvoir: la survie/la survivance.

 

Le dernier acte de Goebbels fut d’empêcher ses fils de lui survivre; pour Hitler les Allemands ne devaient pas survivre à la défaite, l’ultime acte du Pouvoir aurait été d’entraîner toute la nation dans l’Apocalypse; le Fuehrer l’avait déclaré: tous les survivants au Reich sont des traitres.  Par ailleurs ce dernier avait formellement ordonné la crémation de son corps: “Et je ne pourrais pas non plus tolérer que mes ennemis traitent mon corps comme une charogne. J’ai exigé d’être incinéré”. Le corps d’Hitler concentre tout le Pouvoir et le Reich est la figure magnifiée de ce corps, sur lequel ont été inscrits les noms de tous les morts de la Première Guerre Mondiale (2). Vaincre c’est croître, survivre c’est grandir, détenir le Pouvoir c’est jouir de l’invulnérabilité!

 

Dans nos sociétés la survivance prend un caractère boulimique du fait de la nature implosive de l’énergie emmagazinée et tient à l’impossibilité d’expulser, de décharger, de dépenser une telle énergie.  Il s’agit, à proprement parler, de survivre à soi-même.  Persister dans le tissu signalitique, se loger dans les réseaux, participer et favoriser l’autogestion des modèles, consommer, sont des modalités de la survivance socialisée.  Dans le règne du On, du Même, l’invulnérabilité consiste à digérer du On, c’est-à-dire du social.  Le produit de cette digestion se trouve aussitôt réinvesti, canalisé, il n’est pas rejeté et n’apparaît pas comme force dépensée émise par le corps humain. De la même manre le langage ne se perd pas dans les jardins protocolaires de la conversation, dans la folie des jeux.

 

 

(1) Sur cet aspect voir Elias Canetti: Crowds and Power, Penguin Books, 1973-1981, (Masse und Macht).
(2) Voir le petit livre important de Elias Canetti: Potere E Sopravvivenza, Milan Adelphi, 1974-1981, (Die Gespaltene Zukunft et Macht und Ueberleben).

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