LE CAHIER PHILOSOPHIQUE - 54ième partie

 PASOLINI (SUITE)


Ainsi dans le welfare state la société n’élit pas sa raison d’être dans un ailleurs qui la transcende, ne s’interroge pas sur elle-même à partir de la séparation d’une origine donatrice de sens ni ne s’institue dans la représentation de l’Autre (que ce soit le barbare, le sauvage, le gueux ou le prolétaire), elle se remplit de signes dévorant les rites tels des enzymes et qui convergent vers la personnalité désappropriée et dédoublée fonctionnant comme micro-simulation institutionnelle du consensus total.

 

L’inflation se love dans la subjectivité qui se mue en subjectivisme forcené; elle nous ronge de l’intérieur, suce le manque réel, fait hypnotiquement miroiter la complètude de l’assouvissement, à tel point qu’il s’agirait de le désamorcer par les techniques de dissuasion-persuasion.  Par cette inflation, que Christopher Lasch nomme culture of narcissim, la personnalité subjectiviste-intimiste (intimité extravertie) devient fonction du Pouvoir. Qu’est-ce que le Pouvoir, sinon la puissance abstraite qui régit les circuits du processus vital!  La fonction permet au Pouvoir d’agir sur le fonctionnel, de le réglementer.  Dès lors s’insinue un chantage universel: continue, conforme-toi, accélère et travaille - sinon on te débranche et tu sautes.  La voix du “on”, la voix muette du sphynx, c’est la voix de la programmation.  La vie est programmée, la mort aussi.  Et la mort se dérobe - les techniciens l’ont volée, qui a intégré les quartiers expérimentaux de l’acharnement thérapeutique. Les média canalisent la mort qui se consomme par le signe.  La mort - ultime séparation - est homogène au vivant (M. Cornu) elle occupe toute la place comme objet scientifique de recherche, disparition du cadavre et refus de la mort.  Comment la société pourrait parler de la mort autrement qu’en termes thanatocratiques-thanatopraxiques - dont la fonction est de faire disparaître le corps et le cadavre - quand les signes fonctionnent socialement, c’est-à-dire quand la société se dévore elle-même dans la consommation du social!  Le Pouvoir - athanée prend en charge la mort, la gère médicalement et pharmacologiquement, sécrète un nouvel imaginaire qui bannit la honte, la répugnance, la pourriture et le deuil; il devient phantasmatique, incontrôlable et incompréhensible - mais civilisé.  Exécution par piqûre sans bâvure, contrôle des populations, Death Control.

 

Le rapport entre le Pouvoir et la technique (la société technicienne) se donne pour ce qu’il est: discours anthropophage, cadavérisation de la société, que rend possible la disparition du cadavre (1).  S’éclairent alors les gestes posés et les paroles prononcées par les personnages de Porcile et Orgia.

 

Dans la première pièce (qui fait partie du film du même nom - La Porcherie) Julian, fils de grand industriel allemand (Klotz), s’offre en pâture aux truies, aux cochons.  Depuis son enfance, Julian fréquente la porcherie sous les regards silencieux des paysans rattachés à la propriété du père: tous les jours il rend visite aux bêtes, s’approchant d’elles qui l’attirent et mobilisent son affect, sa conscience, sa sexualité, son être.  Mais les paysans ne sont pas les seuls à connaître le “secret” de Julian; un certain Herdhitze, criminel de guerre nazi ex-professeur Hirt devenu un géant capitaliste de la technologie, donc concurrent de Klotz, est au courant de l’enfance de Julian.  Le père de ce dernier connaît le passé du médecin tortionnaire nazi de Hirt-Herdhitze.  Alors les deux magnats de l’industrie et de la technologie se neutralisent, aucun ne peut faire chanter l’autre.  C’est précisément un jour de “fête” célébrant l’union des deux capitalistes que Julian décide de poser le geste final. Peu avant cependant un dialogue extraordinaire et bouleversant a lieu entre Spinoza, le philosophe de la Raison et Julian, le suicidaire qui se conclut par l’abjuration de l’Éthique par son auteur lui-même: mes livres sublimes n’ont abouti à rien d’autre qu’à glorifier, analyser l’histoire bourgeoise.

 

“C’est vrai: la Raison (la leur) m’a servi à expliquer Dieu

Mais une fois Dieu expliqué, la Raison

a achevé sa mission, elle doit se nier:

Il ne doit rester que Dieu, rien d’autre que Dieu

Si je me suis arrêté sur quelque points, chers 

au vieux Spinoza, c’est pout te faire comprendre

combien a raison le nouveau, et combien ce dernier aime en toi

la seule, la pure présence d’un Dieu qui ne console point”.

 

(1) Il est intéressant de constater que le corps a disparu, comme les objets, comme la mort, comme l’échange symbolique.

 

Spinoza a compris, avec Nietzsche, que Dieu est mort, les valeurs, la subjectivité aussi; Julian achève un long rite en pénétrant dans le sacré que son suicide inaugure.  Cette union sacrée, réalisée par le saut divin et l’enjeu du corps et dont Julian a tenu qu’une petite fille, une innocente, en soit le témoin, se réalise en dehors, en marge de l’”union” capitaliste, celle qu’ont contractée les vrais cochons, les porcs consommateurs de saucisses (de porc!) et de signes (de mort). Quelle est l’essence du sacré, sinon la séparation!  Julian s’est séparé du monde, de la porcherie mondaine et hyperprofane, en “utilisant les éléments séparés du sacré - la souillure et la pureté - en renversant l’horreur (la porcherie) en innocence.  Il ne reste plus rien de Julian, aucune trace - les bêtes ont fait place nette, ont tout rasé comme dit Herdhitze - sinon un lien sacré, un deuil pour les paysans.  Aucun signe, pas même un bouton ni un morceau de tissu: Julian n’est jamais entré dans la porcherie capitaliste, il ne peut donc pas en être sorti; il n’a pas obéi ni n’a désobéi. Ayant vaincu, pour sa propre joie, dans sa solitude, le monde des signes il a, à sa manière, fait abjurer la Raison dans un autre langage que celui de la Raison (1). 

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