LE CAHIER PHILOSOPHIQUE - 52ième partie

 PASOLINI (SUITE)


Pasolini lui attribue un rôle déterminant dans la production de cette “nouvelle humanité”.  La consommation est mise à mort, elle figure le mal qui revêt les oripeaux de l’embourgeoisement.  La production des corps et des mentalités analogues disqualifie toute tentative de situer la bourgeoisie du Welfare State comme classe sociale (Pasolini donne aussi l’impression de prononcer un diagnostic ontologique).  Elle apparaît bien plutôt comme maladie contagieuse, cancer.  Sous sa critique le bourgeois se révèle un vampire qui suce le sang de ses victimes, celui des jeunes des borgate, des étudiants, des ouvriers, des mères et des frères qui deviennent à leur tour vampires.  Cette vampirisation de masse est de nature terroriste et répressive, elle dévitalise et enlaidit.  Toute cette suite de mises à mort qui s’effectuent dans le welfare state découlent de la mort du sacré, de l’altérité et de la séparation.

 

Le monde des objets perçus ne figure pas tout le réel mais en constitue la partie avancée; la destruction des objets par obsolescence et imitation entraîne celle de l’insurmontable et, au-delà, efface le manque, l’éloignement, l’altérité infinie de l’Autre.  Cet autre n’est jamais totalement atteint (comme une action dans le monde humain n’épuise jamais son intention) et peut-être n’est-il jamais totalement visé.  Le désir vise autrui dans l’ouverture, par la séparation et aussi par le manque.  Ce qui nous divise est ce qui nous lie, l’absence illumine la présence, le visible n’affirme pas une positivité mais est une station du voyage de l’invisible dans l’apparaître.  L’objet, par la distance et la séparation qu’il instaure remet en question le Même. Le paradoxe tient en ceci que la durabilité du monde des objets induit la stabilité de l’action humaine du rapport sujet-objet, en maintenant en vie le conflit et la séparation.  L’amour ou la passion du réel dont témoigne Pasolini ne se soutiennent que de pulsions magmatiques, violentes déchirures, discontinuités du réel.  J’atteins la réalité par ce qui me sépare d’elle, je dois plonger, y descendre par paliers, marcher dans la chair du temps et arpenter le monde.  La vérité est la marche elle-même que ponctuent les objets, avivent les obstacles.  N’est-ce pas le thème obsédant de théorème et Oedipe-Roi?

 

De premier film, on a souvent répété, et Pasolini l’explique davantage dans les Dernières Paroles d’un implie, qu’il représentait la rencontre avec Dieu.  Pourquoi en rester-là?  Comment se déroule, se déplie l’exposition du théorème?  Comment Pasolini met-il en scène l’ouverture infinie du Désir? Le père de la famille bourgeoise, patron d’usine, se dévêtit dans la gare, en plein public et puis il marche nu dans le désert nu, dans l’aridité, dans la couleur obsédante, cette couleur ascétique de l’universe désertique qui rappelle l’étoffe de bure des pélerins, de ceux qui marchent à travers le monde, dans l’ascèse.  Puis le cri final, le cri du commencement.

 

La société parlote, le Pouvoir l’écoute et la sonde, et elle se déshabille - tutto à all’aperto - le Pouvoir sodomise le privé sommé de s’exhiber.  Le père accomplit-il un rite commandé par le Pouvoir? Il importe d’insister sur cette différence: il se dévêtit, il ne se déshabille point.  De la gare lieu de transit, de feux, d’échanges et de trafic par excellence, Pasolini nous transporte dans le désert, dans la chair du sable vierge que balaient les vents.  N’oublions pas non plus qu’avant de se dévêtir le père a connu la tentation - comme Jésus-Christ dans le désert, ce Jésus qu’aime Dostoievsky - de suivre un jeune adolescent qui l’aguiche, et d’obéir ainsi à son homophilie; et il renonce.  Le désir est retenu, suspendu, par le manque et la séparation, il conduit au désert.  Désir désertique qui confère du sens à la nudité, abolit l’exhibitionnisme et le déshabillage.

 

Le père marche dans les sables, il marche dans la brisure de l’être, dans la séparation d’où s’origine la quête du désir, de l’Autre.  Il est intéressant au plus haut point que la rencontre avec Dieu qui est double - avec l’Autre et avec l’Autre qui existe en lui - cristallisée par la sexualité, illuminée par l’homosexualité, conduit le père dans une gare, dans un réel en transit où règnent l’indifférence, la promiscuité, le bruit et l’agglomération.  C’est ce réel là que le père tourne en dérision en accomplissant le rite du manque et de la séparation qui sont, d’ordinaire, rendus impossibles dans un tel réel (1).  Que signifie dissuader et fonctionner, sinon brancher le désir et le corps, directement et sans médiation sur le grand corps abstrait du Pouvoir.  La discussion s’avère une sidération.  Seule une société qui a rangé, destitué le monde objectal intime, infuse, diffuse le commandement de ne pas abuser.  Le message s’énonce comme suit: c’est ton corps qui se trouve connecté aux flux sociaux, au trafic du pouvoir, si tu veux le préserver, maintiens la connection, c’est elle que tu dois consommer et digérer, n’interrompts point le processus, ne consomme pas d’objet mais le signe de la consommation, digère l’ordre, si tu veux détruire alors détruis socialement, linéairement, détruis surtout des valeurs, la nature, toujours sous l’invite du signe.  Le message se termine: abolis tout rituel, consomme le signe à travers le signe.  La dissuasion de l’usage appose l’estampille de la mort avant la consommation.

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