LE CAHIER PHILOSOPHIQUE - 48ième partie
PASOLINI (SUITE)
Les fils du peuple ne répètent plus leurs Pères. Pour la première fois les fils bourgeois et les fils prolétaires ont une histoire commune, ils répètent une structure. La nouvelle préhistoire c’est la constatation que l’histoire ce n’est plus désormais l’histoire bourgeoise. Cette nouvelle structure agrégeante, agglomérante parle une langue technologique - tératologique qui profère des monstruosités linguistiques et dont la tératologie consiste à accepter toutes les choses comme naturelles et absolues. Cette langue est la langue de la survie - elle apprend à survivre dans un présent de fatalité qui ignore tout du changement qui est coupé des sources du passé et qui n’a pas de futur. Qu’une ville donc soit administrée par la démocratie chrétienne ou par le compromis historique des communistes, elle demeure une ville qui n’est pas alternative parce qu’une latérité ne peut être engendrée.
La tolérance consumériste exerce une violence sur les corps qui dégrade démocratiquement l’Éros; cette tolérance consiste à démocratiser l’Éros devenu consommation hédoniste pour traumatiser toute vie sexuelle privée déviante. Le capitalisme contemporain développe lui-même une idéologie de la destruction notamment à travers la télévision et les objets de consommation. Par rapport à cette idéologie celui qui désobéit ou enfreint, s’exhive et, rejoint la structure de l’obéissance. Aujourd’hui l’obéissance revêt les oripeaux d’une fausse désobéissance. La vraie obéissance consisterait en partie à sauvegarder les valeurs du passé et les institutions démocratiques et populaires. Le vide culturel inclut toutes les classes sociales.
Pasolini a compris que pour atteindre la communication et vivre la vie il fallait commencer par communiquer et vivre dans ce monde-ci où la société pourrit littéralement sur pied, où la démocratie abandonne ses acteurs qui se placent eux-mêmes sous l’autorité d’une structure invisible qui gère et adminstre la mort. C’est dans ce Purgatoire civil, institutionnel et mesquin, où l’on ne parle pas les langues dialectales mais l’italien, la langue du Père et de la bourgeoisie - ce Purgatoire socio-politique, que Pasolini livre un corps à corps avec les institutions, investit ce qui reste encore de domaine public pour entreprendre la sauvegarde du sujet, l’intégrité du corps, la réinstauration du social (Zanzotta) et hurler contre la mutation anthropologique de l’homme et la catastrophe anthropologique italienne que constitue la mort de la culture et de la langue populaires. Tout témoigne de la fin de l’histoire. Nous entrons dans une nouvelle diachronie qui anticipe l’Apocalypse.
Le Pouvoir devient cynique; il s’agit d’un nouveau pouvoir qui ne réside plus dans le Palais mais en dehors Fuori dal Palazzo; il s’est ainsi créé un nouveau “dedans” et ce “dedans” c’est le pénitencier du consumérisme. Jamais la distance entre le Palais, l’État donc et le Pays n’a été aussi grande. Le nouveau pouvoir étant ailleurs, l’État réagit à des stimuli qui ne correspondent à aucune réalité; la mécanique des décisions politiques s’emballe et s’affole, les responsabilités éclatent, on soumet les défaillances à l’argument du bouc-émissaire, l’État a perdu toute capacité de perspective globalisante. Pendant ce temps Fuori dal Palazzo, le Nouveau Pouvoir se nourrit de la décomposition de la société, de la destruction anthropologique. Les clérico-fascistes quant à eux remplissent le rôle de bouffons dans le Palais.
Dans ce cadre et tenant compte de ce que nous avons dit sur la nouvelle idéologie, le P.C.I. et le P.C.I. devraient recourir à des mesures extrêmes qui seraient l’exaltation de la Constitution et du Parlementarisme, de se servir de la Constitution pour juger tous les responsables de la destruction socio-culturelle, urbaine, écologique etc... Un tel procès Russell à l’échelle de la société permettrait de projeter de la visibilité sur le Nouveau Pouvoir qui n’est plus le pouvoir clérico-fasciste, lui attribuerait une vérité historique incontournable et déterminerait une nouvelle volonté politique. Le procès dit Pasolini, révèlerait, contre le P.C.I. et le P.S.I., qui bien gouverner et bien administrer ne signifie pas bien gouverner et bien administrer par rapport à l’ancien pouvoir mais par rapport au nouveau. Par ailleurs, le clérico-fascisme à l’intérieur de l’État tend à céder la place à un techno-fascisme plus à même de correspondre aux exigences du Nouveau Pouvoir qui est le post-capitalisme dans son ensemble - qui se confond avec une nouvelle forme de culture. Les classes populaires à l’intérieur du Nouveau Pouvoir ne gardent plus que des connotations économiques qui s’expriment en termes de niveau de vie et non plus de culturelles.
C’est pourquoi une luttre contre le Nouveau Pouvoir ne peut pas se fonder sur la revendication de nouveaux droits sociaux. Le subalterne doit-il avoir les mêmes droits que celui qui commande? Jouir de droits identiques à ceux des patrons? Obtenir le même bonheur que celui de l’exploiteur? Dans ce cas on obtiendrait une identification, une assimilation entre les classes populaires et “la nouvelle espèce de bourgeoisie”. La lutte pour les droits civils et sociaux doit se faire au nom d’une altérité qui exclut toute identification bourgeoise, elle est une lutte pour une autre forme de vie, une autre culture. Le problème demeure que le Nouveau Pouvoir met en place des pseudo-rapports sociaux qui pourraient ne plus être modifiables - tel est le sens de cette nouvelle préhistoire qui est aussi une post-histoire. Sous l’autorité de la structure, revendiquer des droits sociaux alors que la culture populaire est détruite c’est proclamer la fin de l’altérité. Les droits sociaux entrent alors dans la dynamique du techno-fascisme et de la nouvelle sociologie qui les enregistrent, les codifient dans un contexte de fausse tolérance, de fausse réalisation des droits sociaux. Les nouveaux droits sociaux immergés dans la réalité irréversible du consumérisme hédoniste doivent alors remplir une fonction social-démocrate d’intégration auprès du techno-fascisme dirigeant. L’altérite de la minorité a triomphé de l’altérité de la majorité décimée dans l’embourgeoisement total.
Si pour l’école de Francfort, il s’agit de recourir au couple pratique - critique pour dénoncer et faire éclater la clôture du réel : parachèvement de la raison en système, tautologie technologique - pour Passolini il s’agit de montrer comment cela est déjà passé, oublié, vécu. L’irréalité a dévoré le réel et toute représentation est désormais impossible. La pensée a perdu son objet et le fascisme s’implante comme esthétique pure de l’absence de pensée. Pasolini nomme cela l’abolition de toute médiation dialectique ou la métaphore totale de l’irréalité capitaliste. Le film Salò est la mise en scène de cette métaphore d’irréalité dont le principe se donne comme suit : remplir par le vide et abolir tout centre ou toute connexion symbolique. Dans ce film tout a disparu: les symboles, les objets, les individus, la figure du pouvoir, les maîtres, les esclaves, les corps. Tout s’agence autour de la merde et cela fonctionnne - un fonctionnement qui se situe en dehors de toute reconnaissance, par la conscience aliénée ou la médiation de l’objet, et, au-delà de toute qualité sémiotique du réel, puisqu’ici il n’y a plus aucune place pour la transcription, le déchiffrage ou la reconstruction, à partir de signes vivants, de signes-objets Cela tourne et fonctionne pour durer, mille ans, comme le Reich: “Nous ne nous trouvons plus , comme désormais tout le monde le sait, devant des “temps nouveaux” mais devant une nouvelle époque de l’histoire humaine; de cette histoire humaine dont les échéances sont millénaristes” - confiait Pasolini à J. Duflot.
Salò annonce donc un Nouveau Pouvoir dont le principe réside dans “l’autonomie” de l’objectivité et de la subjectivitié. Ce qui signifie, comme l’a remarqué avec force Hans Jürgen Syberberg, que les sens sont aussi soumis à la fonction hédoniste de consommation qui attaque les objets dépourvus de durabilité: “Le pire terrorisme de l’assujettissement consiste à notre époque à terroriser les sens”. Le réel parle tout seul, la nature est naturelle, l’objectivité se construit elle-même en-dehors de la subjectivité - telles sont les abstractions magmatiques du Nouveau Pouvoir. Aussi avant de développer cet aspect fondamental de l’abstraction nous faut-il absolument tenir à l’esprit que pour Pasolini, qui accordait une importance exceptionnelle au montage, la nature n’est pas naturelle mais mythique, elle incarne le code linguistique dans toute sa complexité. La nature est douée de puslsions scéniques, elle apparaît comme scène sur laquelle le cauchemar représente le moment privilégié où la nature requiert d’être vue et sentie. Théâtre - theatai (spectateurs), theorein (contempler), theos (divin), noemai (appréhender, percevoir), nous, noein (esprit) - en allemand Wahrenehmung (perception littéralement, saisie de la vérité) - l’éthymologie nous convainc elle-même que ce qui est naturel, divin et vrai, a besoin de spectateurs, de sujets. Or, c’est précisément du contraire dont le Nouveau Pouvoir est en passe de nous persuader.
Dans la tradition grecque-occidentale le réel appraît au sujet qui l’éclaire. Grosso modo des Grecs jusqu’à Descartes chaque phénomène est rattaché à un système général de représentation symbolique dans une tension religieuse-culturelle entre l’historique et la suprahistorique. Pasolini exprime cela avec justesse lorsqu’il définit la dialectique comme dépassement de données empiriques qui ne sont jamais détruites et se sédimentent en se juxtaposant dans le temps. Avec Descartes et jusqu’à l’avènement de la société bourgeoise moderne s’affirme le souci de déchiffrer le réel depuis lui-même grâce aux capacités cognitives et normatives de la Raison. La société bourgeoise prend pour objet de représentation le réel posé comme rationnel. Spinoza pourra donc dire “tout ce que chacun fait selon les lois de sa nature est conforme au droit le plus élevé de la nature”. La société bourgeoise, surtout avec Hobbes, Kant, Rousseau et Hegel, s’efforce d’accomplir un effort incessant d’unité entre la nature et le sujet socialisé, entre le général et le particulier. Kant définira la société comme société civile de rapports et de personnes morales. Hegel, ayant perçu ce qu’il y avait d’abstrait à poser d’un côté le sujet objectivé et de l’autre une société posée préablement comme existante (comme unité supérieure) introduit la dialectique des consciences. L’individu auto-conscient dépasse l’individu abstrait et se rapporte à la médiation sociale par laquelle il rejoint sa vérité dans une autre conscience auto-consciente et sujet comme nouvelle auto-conscience ou conscience supérieure issue de l’interaction générale. C’est pourquoi à côté de la propriété définissant des personnes juridiques, Hegel - et c’est là grandeur - a approché le réel par l’élaboration d’un système reliant le travail, les besoins, l’amour et le divin. Ainsi la société bourgeoise se donnait accès au réel en le représentant, en parlant sur et vers lui, elle supposait donc un système de références et un ensemble de règles d’où s’engendraient les pratiques sociales. Pour cela il fallait un ensemble fonctionnel-institutionnel intégrant et reproduisant ces pratiques - l’espace public, ainsi qu’une unité symbolique garantissant la compréhension réciproque des sujets sociaux - la nation. L’idéologie des intellectuels bourgeois était rendue possible par une distance entre celui qui parle et l’objet dont il parle. Distance qui était le privilège de l’intellectuel et qui lui garantissait la conscience historique que Pasolini a évoquée à plusieurs reprises, sous le mode de la tragédie intérieure, la sienne propre, dans le ceneri di Gransci et Poesia in forma de Rosa notamment, et c’est cette distance qui se trouve abolie par le Nouveau Pouvoir. Le statut du réel se transforme: la représentation se mue en code opérationnel composé de mesages libres de toute contrainte référentielle, sous le modèle médiatique généralisé du journal télévisé. La représentaiton se transforme en simulacre. Si dans la société bourgeoise le réel apparaissait toujours comme réel médiatisé, distancé, représenté - ce qui autorisait un jeu de pratiques variables et de foyers multiples de socialisation, dans la société du Nouveau Pouvoir les média identifient ce qui doit être cru à ce qui peut être vu. Une vision commune, autoritaire, un diktakt à tout prix! sont alors systématiquement organisés. Dès lors les individus sont assujettis au réel visible. Tout le reste n’existe pas, c’est ce que Pasolini nomme l’irréalité des nouveaux rapports de production.
Le réel est simulé, il se donne directement sans le travail du rêve ou de la conscience parce que désormais il n’y a plus de limite aux faits qui appellent invariablement d’autres faits. La dialectique du suprahistorique et de l’historique a cédé la place au modèle fourre-tout dans lequel ont disparu les pulsions, les symboles et les normes de l’altérité: l’information exerce sa maîtrise sur l’ensemble du réel.
Cette maîtrise a un nom: la perte de l’objet. l’information ne met pas en scène l’objet réel mais les effets qu’il produit sur le sujet: Syberberg dit la même chose lorsqu’il parle de décharges déchiffrables que par leurs effets et écrit “Là où on a disposé une caméra, le marché a vite fait de se remplir”. À cet égard Salò constitue le paroxysme de cette opérativité “néo-naturelle”. Dans un tel système le réel se définit comme réel-à-entrer-en-opération; libre de toute médiation, l’individu nourrit le phantasme de la maîtrise totale et absolue sur ce qui l’entoure en voulant directement façonner le réel dont l’objectivité se donne comme proportionnelle au degré d’opérativité exercée. L’altérité sociale perd tout centre et toute forme symbolique, les évènements s’autonomisent et les faits deviennent indépendants des individus, dépourvus de pensée subjective. Ce qui signifie que personne n’est responsable, autrement dit tout le monde peut et doit désobéir. C’est la nouvelle violence.
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