LE CAHIER PHILOSOPHIQUE - 46ième partie

PASOLINI   (SUITE)

La régression pasolinienne ce n’est pas une répétition du passé ni la vaine nostalgie d’une époque ou encore la tentative de reproduire une figure du passé.  Elle signifie une insertion dans la réalité qui engage la temporalité du corps et de la langue qui parlent un présent chargé de sens et se manifestent non comme situation ou conscience historique mais comme réalité anthropologique.  À cet égard il est frappant de constater ce qui rapproche Pasolini de Rousseau pour qui le devenir historique n’est possible que par le retour à une origine, à une nature primitive dans le parcours à rebours d’une histoire hypothétique que se donne la conscience qui expulse les relations et les objets du mal.

 

Inutile d’insister sur ce qui sépare Pasolini et Rousseau, il suffit de penser à théorème où la vérité s’exprime partout mais ne se donne jamais comme une.  Par ailleurs dans la descente qu’il entreprend Pasolini se heurte à des obstacles qui sont à la fois des objets et des médiations.  S’il atteint l’authenticité celle-ci ne lui accorde jamais le privilège d’être transparente.  Les symboles, les connexions entre les objets du monde, les flux du désir ont acquis une dureté, des visages obsédants qui masquent toujours un arrière-plan.  L’objectal coïncide avec le transcendantal en ce sens que Pasolini se meut dans l’empirique pour se mouvoir dans l’invisible. Il est important de saisir en quoi consiste la relation entre le symbolisme et l’empirique chez Pasolini: les objets sont des doubles, ils révèlent une absence de l’empirique, le visible, donnent à voir ce qui est et doit rester invisible. Tout objet est signe d’une absence,puissance sacrée qui renvoie à un système symbolique général dont il ne peut se détacher, qui est la marque du sacré.  Abolir le visible, destituer l’empirique, reléguer le sensible, autant d’entreprises qui aboutissent à supprimer l’invisible et la pensée dont l’essence est la correspondance, la rencontre entre l’intentionalité de la conscience et l’intentionalité des apparences, c’est-à-dire la communication avec le fondamentalement autre.  Pasolini n’était pas un anti-rationaliste, ce qui n’aurait aucun sens, simplement son rationalisme ne s’avisait pas de rationaliser l’irrationnel et de rendre positif l’inconscient.

 

Pasolini en montrant par les images archétypiques, les métaphores de son cinéma, le symbolisme de sa poésie ces réalités, nous donne une méthode de connaissance de notre culture et, en même temps, de toute culture.  Deux vers remarquables de René Char nous en rendent compte;

 

Notre héritage n’est précédé d’aucun testament - 
Le fruit est aveugle, c’est l’arbre qui voit -

 

Dans cette descente dans la caverne par les racines de l’arbre on y rencontre des personnages réels et non des conceptualisations post hoccomme l’a indiqué avec force James Hillman dans son beau livre sur le dieu Pan. C’est en ce sens que Pasolini dans sa régression archaïque est un humaniste: il ne parle pas de sensations intellectualisées mais de personnes.  Les forces de la nature sont des personnes réelles, vivantes comme dans la mythologie, comme dans le langage onirique et comme dans le langage populaire.  Ce dernier est magique, il s’adresse aux choses comme aux êtres.  Le langage populaire restitue la parole à la nature, il est innocent et cette innocence consiste à échapper aux rationalisations corrosives et assèchantes de l’Histoire.

 

eccoli, miseri, la sera: e potente in essi, inermi, per 

essi, il mito rinasce....

 

Ce langage populaire c’est le langage du mythe et de la Mère, la langue édénique de l’invariance et de l’identité, de l’origine, de l’innocence comme l’a bien exposé Andrea Zanzotto.

 

La langue dialectale c’est la langue de l’enfant qui tête sa nourrice disait Dante, elle est donc la langue noble parce que naturelle - harum quoque nobilior est vulgaris - elle représente l’idiome vivant qui se conforme le mieux à la grammaire originelle.  Pasolini a écrit un merveilleux poème - volgar’ eloquio (l’éloquence vulgaire ou parler éloquent vulgaire) qui, sans doute, fait écho au texte de Dante De vulgari eloquentia, et dans lequel il fait marcher le dialecte qui sourd du profond des midis, vole de haies en granges, marche de places en églises.  Le dialecte se meut entre les choses de la vie et leur communique la vie; le monde des campaniles, des marchés, des petites gares n’existerait pas sans lui.  Le dialecte est sang, lait et vin.  C’est que, comme l’a bien vu Denis de Rougemont (1), la grammaire (chez Dante le latin, comme locutio secundaria) construite, élaborée ne doit pas exercer maîtrise et autorité sur le langage dont dépend l’action, elle-même enracinée dans la commune mesure.  Le dialecte est moyen naturel d’accéder au monde, de communiquer et d’accomplir des actions communes: il est le moyen d’une fin qui est la vie ou commune mesure d’un idéal de vie.

 

(1) Denis de Rougemont: Penser avec les mains, Paris, Albin Michel, 1936.

 

Dans le mythe de Babel, comme l’a bien noté Denis de Rougemont, l’obsession de la langue unique, de l’unicité linguistique, est venue obscurcir puis desquamer la fin commune qu’on devait poursuivre.  La langue unique revêt l’autorité de la langue haute, celle du Père régulateur et pourvoyeur de connaissances techniques et s’érige en fin.  En cela elle devient rhétorique, signe de distinction des clercs et marque du Pouvoir.  Le Volgar’ eloquio se fige, son sang se coagule et perd toute expression pratique. La langue du Père acquiert valeur de parole sans appel et assèche toute activité culturelle.  Le moyen s’est donné comme fin, alors s’opère une scission entre la pensée et l’action et la grammaire (de la langue haute du Père) se dégrade en instrumentalité technique imposant la dictature des instruments comme fin.  La tour s’écroule, la vie est encadrée, la technique inflige aux dialectes des mesures paralysantes et même la grammaire haute perd toute capacité de mesure actuelle, de régulation vivante, elle s’est transmuée en rhétorique.

 

Jean Starobinski a fait remarquer que le problème de la langue constituait l’unité de la pensée de Rousseau: le Discours sur l’origine de l’inégalitéinsère une histoire du langage et le Discours sur l’origine des langues situe la société à l’intérieur du langage - il ne serait pas vain de s’interroger sur la pertinence de prolonger la remarque jusqu’à l’oeuvre de Pasolini. Ainsi tout comme pour Rousseau, l’inégalité - chez Pasolini le néo-capitalisme techno-fasciste - parle une langue dépréciée et dépréciatrice tandis que du déclin des dialectes et, par voie de conséquence, de la langue haute, s’engendre le déclin social.

 

La langue primordiale est parole expressive du corps médiateur entre l’objet et le sujet (désir, sentiment, conscience), elle désigne l’objet dans sa relation au signifieur ,à celui qui parle; d’une saisie de la présence de l’objet elle renvoie à une vérité du sujet: les premières langues ont une nature poétique.  Autre parenté entre Rousseau et Pasolini: le cheminement de la langue, de l’instrumentalité à l’abstraction (l’éloquence du citoyen revêt un statut équivoque balancé entre le fait et l’idéal de la norme) dépouille le corps de ses gestes, de son expressivité, de ses signes visibles.  La déréalisation du corps corrobore la perte de la langue.  Le mot, dans son rythme, sa tonalité, son accent, ne récapitule plus l’histoire de la société, le corps homologué par la fonction hédoniste des nouveaux rapports “sociaux” ne territorialise plus l’histoire de la langue.  Pasolini n’achèvera jamais de nous montrer dans la suite photographique de la Divina mimesis ou dans la Trilogie de la vie par exemple, les liens intimes entre langue, corps et histoire.

 

Le langage populaire exprime la temporalité circulaire du mythe, le cycle pérenne des choses et des êres, il dit le lieu du monde; et nul autre lieu qui ne soit pas un lieu ouvert.  Les lieux de Pasolini sont la campagne, les rues, les ruelles, les quartiers.  Il n’y a pas de structure claustrale, de lieu carcéral chez Pasolini, c’est pourquoi sa révolte reste pure, innocente.  Le borgate des romans de Pasolini, les héros de la Ricotta baignent dans le symbolisme, ils expriment une condition anthropologique universelle qui ne saurait élire domicile dans les châteaux verouillés du marquis de Sade, les cimes solitaires de Nietzsche, les rochers romantiques, les nations retranchées encore bien moins dans les camps de concentration comme l’a très bien écrit Albert Camus dans l’Homme révolté.  Et on pourrait ajouter à cette panoplie des lieux mode d’emploi, les supermarchés, les intérieurs bourgeois et les partis et autres organisations politiques.  Pasolini nous livre un contre-exemple significatif dans Salò et, dans une moindre mesure, dans la Porcherie. Cependant même dans Salò il suggère les moyens de nous déprendre de l’univers carcéral concentrationnaire du château expérimental par l’amour entre deux jeunes gens.  Les Maîtres de cérémonie qui sont tout simplement les maîtres organisent une parodie du mariage - une sorte de pacte civil programmé avec l’immonde et l’horreur - et voici que les deux jeunes jouent le jeu de l’amour et de la tendresse charnelle du corps - tendre baiser de surface dévastant les entreprises techniques de sodomie arraisonnante.


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