PHILOSOPHIE - Émotion Et Sa Compréhension Au Niveau Physiologique, Psychologique Et Social - 5ième partie
Regard culturel sur les émotions
Une autre série de travaux montre
comment la dépression est devenue une entité multiforme dont les profils éclatent
en une myriade de possibilités et qui peut se transformer en une série d’états
psychosomatiques aussi divers que la migraine ou le mal de dos (Katon et al.,
1982). Ces transformations du vécu émotif au sein de la culture nord-américaine
sur une période aussi courte laissent présager les différences abysmales qui
risquent d’exister entre les cultures.
Ces observations nous forcent donc à
accepter le fait d’une plasticité des émotions, déterminée par la culture. On
pourrait multiplier les exemples pour renforcer cette position. Trois cas nous
serviront d’illustrations. Kleinman (1980) a relevé chez les Chinois de Taïwan
une émotion appelée en anglais sour selon une traduction approximative de la
langue locale. Aucune émotion faisant partie du vocabulaire américain n’en
constitue l’équivalent et on peut nettement conclure ici à l’impossibilité de
prétendre établir un rapport d’empathie avec cet état. Les Japonais
reconnaissent également une émotion du nom de amae qui réfère au sentiment de
vivre dans un état de fusion partielle avec une autre personne. Un tel
constitue un idéal à atteindre dans cette société, même dans le contexte de la
psychothérapie comme l’illustrent les écrits de Doi (1973). Chez les Ifaluk,
peuple habitant un atoll du Pacifique Sud, l’émotion principale est le fago,
provoqué par une perte ou un grand malheur (Lutz, 1981). Elle est décrite comme
un mélange de compassion, d’amour et de tendresse.
Ces exemples permettent de constater
qu’il n’existe pas toujours de rapport univoque entre un état
psychophysiologique et une émotion. L’émotion n’est pas le simple reflet en
miroir de réactions viscérales ou de la chimie de la conduction cellulaire
entre les neurones; elle est un discours qui porte sur ces états sans lesquels
d’autre part il n’y aurait pas d’émotions. Certaines réactions parmi les plus
violentes de l’organisme déterminent étroitement le type de discours tenu; les
remous provoqués dans les intestins à la vue soudaine d’un serpent venimeux provoquent
par exemple la frayeur. Mais il y a place dans le cas des émotions plus
modulées pour une marque considérable de la culture. Les théories cognitivistes
de l’émotion (Schacter, Averill, Mandler, Lazarus) reposent sur tout un arsenal
de données expérimentales ou d’observations qui ouvrent la porte toute grande à
une théorie de la construction culturelle des émotions. La plus célèbre, celle
de Schacter, démontre comment l’injection de norépinéphrine dans l’organisme
peut provoquer tantôt la joie, tantôt la colère, en fonction des circonstances
dans lesquelles se trouve le sujet.
L’expression de l’émotion est vue
chez nous comme le dévoilement de sa propre vérité et comme l’affirmation de sa
personnalité. Les Américains en particulier aiment donner libre cours à leur
colère qui renvoie en même temps à leur force de caractère. Elle a même une
connotation morale car elle est souvent provoquée par une certaine indignation.
Celui qui croit en certaines vertus doit se mettre en colère quand il se sent
offusqué. Cette colère est réifiée (« ma colère ») et met l’accent sur ce qui
se passe à l’intérieur de l’individu plutôt que sur le processus des
transactions avec son entourage. Chez les Inuits, l’expression de la colère est
considérée comme une aberration dénotant la volatilité du caractère. Lorsque
Jean Briggs (1970) s’est fâché contre des touristes américains en terre de
Baffin parce qu’ils avaient brisé un canot des Inuits, ceux-ci l’ont ostracisé
pendant plusieurs mois. Ceci réfère évidemment à des raisons sociales,
écologiques et politiques. Dans un milieu où de petits groupes sont dans
l’obligation de vivre dans l’intimité les uns des autres, l’expression de la
moindre colère risque de faire éclater l’équilibre des rapports sociaux.
L’igloo n’est pas le milieu le plus approprié pour organiser une dynamique de
groupe.
L’exemple de la dépression, en
comparaison avec celui de la colère, montre une position contrastée entre les
Nord-Américains et certains peuples non occidentaux. Cette fois, ce sont les
Nord-Américains qui sont envahis d’un sentiment de honte lorsqu’ils sont forcés
d’exprimer un vécu de dépression. Ils se sentent alors déroger à l’idéal du «
Tu dois être heureux » et ils considèrent ce sentiment comme une perte d’espoir
(Lutz, 1982). L’attitude des Amérindiens habitants les Andes de l’Équateur est
bien différente. Ils considèrent la tristesse et la dépression qui l’accompagne
parfois comme la conséquence d’un malheur qui leur arrive ou comme le résultat
d’un tort qui leur est fait. La communauté réagit alors en tentant d’identifier
la personne qui a causé les torts et en l’invitant à faire amende honorable
(Tousigant, 1982). La personne triste n’a pas à se sentir coupable de son
manque d’énergie et de vitalité puisque le tort est projeté sur l’entourage. La
situation est similaire du côté des Ifaluk chez qui on constate que la
dépression a la même fonction que la colère chez les Américains : elle est un
sentiment moral qui se manifeste lorsqu’on est offusqué (Lutz, 1982); on ne se
gêne aucunement pour le faire savoir en sachant que cette confidence ne
suscitera aucun doute quant à son équilibre psychique.
* à suivre *
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