PHILOSOPHIE - Émotion Et Sa Compréhension Au Niveau Physiologique, Psychologique Et Social - 2ième partie

Émotion

J’ai beaucoup insisté sur les descriptions objectives de ces trois faits affectifs : elles vont nous servir à les interpréter.

Il faut d’abord reconnaître en chacun d’eux les trois sortes de phénomènes qui s’observent dans la plupart des faits de notre vie intérieure : phénomènes organiques, phénomènes psychologiques et phénomènes sociaux.

Les deux premiers sont assez faciles à discerner. La peur s’accompagne de tremblements, de sueur; elle rend incapable de faire certains gestes : elle fait perdre la maîtrise, non seulement de ses mouvements, mais plus encore de ses pensées, la raison n’exerçant plus son contrôle sur l’imagination affolée. Dans le jeu, la raison est, au contraire, très active, mais au service de la passion, sans cesse en quête de motifs qui justifient le joueur, de moyens de trouver l’argent nécessaire; mais si le joueur est si fatalement attiré vers la table où la sagesse devrait lui dire qu’il perdra, n’est-ce pas à cause de ce délicieux frisson qui parcourt ses membres durant les quelques secondes qui décident de son sort, à cause de ces alternatives de tension et de détente de tout son être? Quant à la tristesse, si les représentations y prédominent, les éléments organiques n’y manquent pas : on y constate un ralentissement général qu’il serait aisé de faire voir dans toutes les fonctions vitales, une vraie sensation d’abattement et de misère physique.

L’existence du facteur social, au moins dans un grand nombre de faits affectifs, est plus délicate à constater.

Dans la façon dont je fus pris par la passion du jeu, l’influence importante exercée par la société saute aux yeux : si j’ai été amené à risquer mon argent, c’est que, des lecteurs de romans, il m’était resté l’impression que le jeu est un plaisir délicat, supérieur, réservé aux gens qui sortent du commun; c’est un jugement collectif et non un jugement personnel qui déterminait mon acte. L’influence de la collectivité est encore sensible dans la valorisation des angoisses du joueur et des frissons qui parcourent son corps : ces incertitudes, cette fièvre, ne sont pas agréables par nature; elles sont plutôt désagréables; l’agrément qu’elles nous causent résulte de l’éducation reçue de la société.

Il en est de même, du moins en partie, dans le cas de la tristesse causée par la mort de mon frère. S’il y a, en effet, quelque chose de naturel et comme d’instinctif dans l’attachement de la mère pour son enfant, l’attachement des enfants à leurs parents et, à plus forte raison, à leurs frères est une création de la société. Nous avons été imbus, dès notre enfance, de l’esprit de famille; on nous a répété qu’il fallait respecter l’esprit de famille et qu’un grand frère n’est que bonté pour les autres… : sans l’éducation reçue, mon grand frère m’eût été à peu près indifférent. De plus, cette tristesse ne m’était pas propre : elle était partagée par toute la famille et tous ses amis; bien plus, ceux qui, dans le long défilé qui accompagnait mon grand frère au cimetière, n’éprouvaient pour lui qu’indifférence devaient cependant, dans les relations qu’ils avaient avec nous à la suite de notre deuil, couvrir en quelque sorte leur visage et leurs paroles d’un léger voile de tristesse, s’ils ne voulaient pas paraître manquer de savoir-vivre. Comment ne pas être triste quand on ne voit que visages pleureurs? Il est bien rare que l’homme ait une tristesse solitaire. Pour moi, je crois n’avoir éprouvé que très rarement de sentiments strictement personnels : c’est l’écho des sentiments d’autrui qui renforce les miens, quand les miens ne sont pas un simple écho.

Dans la peur, au contraire, il semble bien que nous ayons un état affectif assez imperméable à l’influence de la collectivité. C’est que la peur est une manifestation d’une tendance essentiellement personnelle, l’instinct de conservation. Et cependant, je dois bien le reconnaître, un primitif n’aurait pas éprouvé, dans la même circonstance, une peur identique à la mienne : ce sont les récits de nos voisins, c’est trop évident, qui ont alimenté mon imagination; mais combien ai-je inconsciemment emprunté aux romans que j’ai lus, aux films dont les images se sont fixées dans mon esprit?


C’est donc dans les états affectifs que nous découvrons, à différents degrés, des éléments organiques, des éléments psychologiques et des éléments sociaux.
Une question se pose maintenant : de ces éléments, quel est le plus important? Quel est celui qui est essentiel, c’est-à-dire qui commande les autres et sans lequel il n’y aurait plus de phénomène d’affectivité?

Sur l’explication dernière de l’affectivité, les psychologues se divisent, attribuant le premier rôle à l’un tantôt à l’autre des éléments que nous avons discernés dans tout fait affectif.
Le sens commun et la psychologie classique qui en dérive fait dépendre l’affectivité des représentations : c’est la vue, réelle ou imaginaire, du danger qui provoque la peur; ensuite, la peur provoque les troubles organiques de la sueur froide, du tremblement, des battements de cœur. Que faut-il penser de cette explication?

Normalement, l’émotion débute par une représentation : tout le monde l’accorde. Mais la question est de savoir si l’émotion suit immédiatement la représentation, ou si elle ne vient qu’après le déclenchement des troubles organiques. Il semble bien que la tristesse de la mort de mon grand frère n’a pas attendu la conscience de l’abattement physique causé par ce malheur; il est du moins certain qu’elle en a été singulièrement renforcée. En tout cas, le frisson du risque me paraît bien faire partie intégrante de l’émotion du jeu de hasard. Quant à la peur, on ne peut pas nier, semble-t-il, que les troubles organiques constituent son élément essentiel : ce sont ces troubles qui entraînent l’affolement de l’imagination par laquelle la raison et la volonté sont débordées; la maîtrise des mouvements et le fonctionnement régulier de l’organisme sont incompatibles avec la peur.

La théorie psychologique pourrait peut-être rendre compte des états affectifs calmes, comme le sentiment esthétique ou la sympathie : elle ne peut pas expliquer les états affectifs violents; comme l’émotion et la passion.

Ces états affectifs forts sembleraient s’expliquer plus facilement par la théorie physiologique à laquelle la forme paradoxale que lui a donnée William James a valu une certaine célébrité : l’affectivité n’est que la conscience de l’état de l’organisme; pour le sens commun, je tremble parce que j’ai peur; pour William James, j’ai peur parce que je tremble. L’affectivité suit donc les troubles organiques; elle n’est, en définitive, que la prise de conscience de ces troubles.

L’argument majeur des partisans de cette théorie est qu’il est impossible d’imaginer une émotion sans quelque modification de l’organisme : une peur sans tremblements, sans sueur froide, sans arrêt ou accélération des mouvements du cœur ou du rythme de la respiration se réduirait à la simple idée d’un danger; ce ne serait pas une véritable émotion. On ajoute aussi qu’il est facile de provoquer ou d’arrêter une émotion par des moyens purement physiologiques, comme un changement d’attitude, l’injection de certaines substances telles que l’adrénaline; les lecteurs de Baudelaire savent les « paradis artificiels » que se créent les mangeurs de haschisch.

Ce n’est pas sans utilité que William James a rappelé le rôle primordial des modifications organiques dans l’émotion et dans l’affectivité en général : ce rôle, si bien marqué par Descartes, avait été peut-être un peu trop oublié. Il n’y a jamais d’état affectif fort sans un accompagnement physiologique. Mais tout état affectif, même le sentiment le plus délicat, est-il la simple conscience d’un changement corporel? James lui-même n’avait cru, tout d’abord, pouvoir donner à sa théorie une telle généralité, et les faits semblent bien nous imposer la même réserve : le respect admiratif que j’éprouvais pour les joueurs de mes romans, le plaisir que je prenais à écouter les histoires de mon grand frère, n’étaient ordinairement accompagnés d’aucune modification sensible de mes fonctions organiques, et cependant ce n’était pas de pures idées. Inversement, les troubles organiques ne suffisent pas, à eux seuls, à provoquer l’émotion : que de fois, après une course folle, je me suis arrêté hors d’haleine, le cœur battant, mes jambes flageolant de fatigue, et cependant parfaitement calme. Si parfois une émotion s’est greffée sur ce désordre de mon organisme, c’est que quelque pensée absurde avait suscité en mon âme une vague crainte : je m’étais représenté ainsi repu de fatigue, poursuivi par des bandits et incapable de fuir. Enfin, rien ne prouve que, entre la perception du bien ou du mal qui nous arrive et les troubles organiques qui suivent, il n’y ait pas toujours quelque sentiment. S’il n’est pas toujours conscient, ce sentiment peut être inconscient : n’est-ce pas un sentiment inconscient qui, dans les jours de deuil, me maintenait dans un état de tension organique qui me déprimait?

* à suivre *



Commentaires

Messages les plus consultés de ce blogue

LITTÉRATURE HAÏTIENNE - 4e partie

LITTÉRATURE HAÏTIENNE - 18e partie

LITTÉRATURE HAÏTIENNE - 8e partie