PHILOSOPHIE - La Mort - 22ième partie



Comme l’écrit Francesca Alberoni, à côté de la conception rationnelle et scientifique des choses, il y a ainsi toute une autre vision, qui s’oppose à la première comme le sacré au profane, «  une façon de voir le monde comme mystère, tout évènement y étant le fruit d’une volonté, d’un dessein secret, et donc doté d’un sens moral, d’une valeur. Un  monde où tout est miracle et grâce. Un univers où les lois naturelles ne sont que la manifestation extérieure d’une puissance créatrice qu’on ne peut trouver dans un laboratoire, mais seulement quand elle décide de se révéler, et qui ne saurait être comprise au moyen du raisonnement, mais uniquement par un élan du cœur, de l’amour, de la foi. »

Dans cette logique, la délivrance consisterait donc en la reconnaissance par l’humain de sa véritable essence secrète, originellement divine, et en une symbiose ultime avec l’ordre cosmique profond, source d’une indicible béatitude éternelle. Tout ce qui naît de l’unité divine demeurant obscurément contenu en elle et ne pouvant manquer d’y revenir comme à son bien intime, la pensée humaine serait capable de se retourner du dehors vers le dedans et de découvrir ainsi son noyau surnaturel, la trace du divin en soi et son identité ultime avec lui (tet  tvam asi) tu es ceci), expérience mystique procurant une joie et une libération parfaite, le sujet étant transfiguré par les énergies infinies auxquelles il s’ouvre dans l’extase, la méditation ou la prière et qui lui permettraient de sortir de soi pour pénétrer dans l’éternité et s’unir avec l’UN.

Du point de vue conceptuel et philosophique, le raisonnement fondamental à l’appui de toutes les conceptions transcendantes de cette espèce, c’est toujours en dernière analyse 1- la reconnaissance d’un certain ordre intelligible déchiffrable dans les réalités naturelles (des lois, des structures, des systèmes, un plan, une organisation, une direction, un sens, une harmonie, une finalité etc.2- l’appel à la nécessité déductive d’attribuer l’origine  et l’explication de cet ordre à l’efficacité d’une cause qui soit à sa hauteur. « Pas d’horloge sans horloger », reste, pour l’exprimer de manière traditionnelle et imagée, en simplifiant un peu les choses, le dernier mot de cette logique onto-théologique.

Seulement voilà. Mis à part de leur incontestable dimension poétique et la particularité cruciale qu’ils flattent toujours, au bout du compte et après maints détours, nos sentiments trop humains d’importance (à nous, sous quelques conditions trop point décourageantes. La possibilité de l’immortalité, du salut ou de  la fusion en l’absolu!), tous ces scénarios mirobolants, en dépit du fait qu’ils aient régné presque sans partage sur les plus grands esprits durant les millénaires, n’ont finalement rien de bien probant, clair, vraisemblable, convaincant ou solide en leur faveur. Ils laissent en effet suspendue dans le vide, comme une énigme gratuite et inintelligible, la réalité trop manifeste, irréfutable et envahissante- Mais devenue scandaleusement injustifiable- de l’imperfection, du mal, de la matière corruptible, de la conscience raisonnante commune, de la finitude et de la mort. Je n’ignore pas qu’ « une explication spiritualiste ad hoc consisterait à les interpréter comme épreuve, punition ou détour : le monde serait le théâtre imparfait. Mais en cela même adapté à sa fonction, de notre cheminement spirituel, que l’absence de menaces, de pièges, de difficultés et d’obstacles rendrait impossible.

Il reste que le recours à un suprême horloger est d’autant plus impératif et crédible que l’horloge fonctionne mieux. Si l’horloge est chaotique, aléatoire, incohérente, les choses  deviennent passablement moins évidentes. Si une horloge sur cent mille milliards fonctionne, la possibilité d’une imputation causale de type statistique apparaît plus vraisemblable. Si ordre et désordre se font concurrence à très grande échelle, si l’ordre lui-même semble en bonne partie relatif et incertain, si le désordre l’emporte de loin sur les zones d’ordre, la force du raisonnement onto-théologique s’en trouve, bien sûr, fortement grevée. Quelques acrobaties verbales réussissent tant bien que mal, à rendre plus ou moins crédible, la possibilité d’une procession du multiple à partir de l’UN transcendant. Mais il risque de devenir indispensable de recourir soit au mystère total, soit à une périlleuse négation complète du monde des apparences naturelles, soit encore à une dualité bien embarrassante des principes ultimes, pour parvenir de manière le moindrement compréhensible, sur la base de la perfection d’un Être Suprême, à rendre compte de l’omniprésence du chaos, du désordre, de l’imperfection, de la décomposition, de la corruption, de la dégradation, de la douleur, du mal et de la mort qui caractérisent notre univers. Le grand « Fait-tout » cesse d’autant plus d’apparaître comme créateur avisé et bonne intelligence ordonnatrice que la « création »  se révèle davantage aléatoire, dégénérescente et confuse.

Que la pure lumière de l’Amour infini et l’inexprimable perfection de l’Église absolue aient résolu d’engendrer un cosmos insubstantiel, mi- ordonné mi- chaotique, et d’y infliger à des innocents d’invraisemblables souffrances (comme faire mourir de leucémie des enfants de trois ans), voilà qui à mes yeux annule d’un trait tous les supposés bénéfices spirituels de la foi en une déité réputée toute puissante, mais incompréhensible, cachée, inaccessible et muette. L’hypothèse contre-intuitive de son existence, qui en fin de compte semblerait bien séduire avant tout par sa vertu d’explication consolatrice, se révèle toujours exiger de nous l’adhésion à un pur non-sens(le problème du mal, du désordre, de la mort), et même incomparablement plus grave que celui  auquel il s’agissait au départ d’échapper. Credo quia absurdum, répliquent alors certains croyants. Mais s’il faut, au bout du compte, nous résigner à croire en une conception que nous ne parvenons pas vraiment à comprendre, pourquoi ne pas préférer plutôt une « absurdité » toute relative, visible et tangible, mais pas spécialement illogique (l’univers et la vie existant sans cause transcendante ni raison fondatrice, par simple enchaînement de hasard et de nécessités naturelles immanentes), qu’à une absurdité ténébreuse, abyssale, parfaitement incertaine et de surcroît aussi révoltante et impénétrable pour nos cœurs que pour nos intelligences – partant eux-mêmes censément issus de la déité infiniment bonne et parfaite, ne l’oublions pas.

Incapable d’admettre que ce qui est le plus éminemment soit ce qui se manifeste le moins, ni que la matière, la dégradation et le mal puissent être l’œuvre d’une hyperbolique bonté, je suis tranquillement devenu athée vers l’âge de douze ans et       n’ai plus cessé de l’être
Bien sûr, je ne me figure pas en avoir fini avec la croyance religieuse en écrivant ce qui précède. Car je suis convaincu que la religiosité diffuse qu’on peut aisément discerner dans nos sociétés, libérales et pluralistes à l’extrême, relève en partie d’un tout autre niveau de logique que celle des théologies savantes que je viens d’évoquer. En effet, la foi vécue par la plupart des gens paraît avant tout faite de sentiment et d’intuition, et elle porte de préférence sur des entités plus proches et moins abstraites, bien qu’aussi évanescentes et douteuses.

Sa source occasionnelle est souvent l’appréhension de la mort, tout spécialement le désarroi devant la disparition d’un être cher et l’impression que sa présence se manifeste après son décès. Le thème récurrent d’une aide et d’une protection que de tels esprits apporteraient de l’au-delà aux vivants, me pousserait volontiers à dire que l’embryon actuel de toute pensée religieuse (c'est-à-dire, au sens le plus large, de conviction de la présence et de l’action d’une sphère surnaturelle) réside en partie dans une sorte de culte des défunts privé et implicite, les autres puissances naturelles semblant en général calquées sur cette première forme familière de présence spirituelle vécue, qu’il s’agisse des anges gardiens, des saints ou des personnages divins ou divinisés (que ce soit Jésus, Krishna ou les Bodhisattvas).

Ce minimalisme spirituel, auquel la liberté totale des croyances a été si favorable, nous offre ainsi une sorte de réduction eidétique in vitro de la religiosité. Le noyau de la foi serait simplement : « une puissance ou quelqu’un d’invisible m’aime, me guide, me protège, me connaît, m’écoute, me rassure et m’est garant à la fois que ma vie n’est pas délaissée et que mon existence comme celle des personnes qui me sont chères ne prendra pas fin abruptement (et absurdement) à la mort de nos corps physiques ». Il ne s’agira pas là d’abord d’un énoncé théorique, mais bien d’un mouvement affectif, d’une impression subjective, d’une émotion ressentie, d’une conviction aussi implicite que vitale. Cette religiosité basale, sans prêtres ni dogmes, ni Église mais qui, au-delà des discours théologiques, survit quotidiennement dans tous les temples établis du monde – sans laquelle d’ailleurs ils ne seraient rien – fait rarement l’objet de discussions de la part de nos penseurs philosophiques, pour deux raisons au moins :

La première, c’est que la pensée en question est en fin de compte si faible, si naïve, si infantile, si invraisemblable et si pauvre qu’elle défie la critique. La seconde, c’est qu’elle est si intérieure, si émotive et si forte qu’elle impose au critique le silence  poli dû au respect des personnes. S’il est vrai que la religiosité fondamentale soit ainsi faite de l’expérience vécue, d’une forme personnelle de providence surnaturelle, expérience qui ne recherche pas prioritairement une expression conceptuelle ni ne réclame de légitimité théorique, alors on peut croire que l’athéisme philosophique et la critique intellectuelle de la religiosité risquent toujours en un sens, de manquer leur cible. Ce type de sentiment religieux, entendu globalement, n’est pas prêt de s’éteindre ni de fléchir sous les coups de boutoir de la raison. Il continuera de prospérer, inentamé dans le cœur de tous ceux qui, par exemple, « sentent » qu’un être cher disparu (ou, par extension, un « ange gardien », un saint ou même quelque divinité suffisamment humaine ou familière) les accompagne secrètement en cette vie, attentif à leur destinée personnelle, présent depuis une « autre dimension » relativement indéfinie, mais néanmoins intensément ressentie.

Cet animisme anthropomorphe et égocentrique, pour fantasmatique et vaguement délirant qu’il soit, est appelé à demeurer d’autant plus inattaquable qu’il est plus primitif, plus déraisonnable, plus intime et plus invétéré.

Pourquoi, demandera-t-on peut-être, parle- t-il tant de la religion?                                        

C’est qu’  «en tout lieu et en tout temps, la religion a servi à donner un sens à la mort. »
Plus grave, peut-être, «  d’une certaine manière, (les religions ) ont pour fonction de nier la mort. Toutes (….) viennent nous dire qu’il y a une vie après la mort, alors que nul n’en sait rien. »
Avouons-le sans hésitation : il serait curieux que des éléments de sagesse valables et  humains  ne se soient pas mêlés aux spéculations religieuses sur la mort. Des leçons d’humilité, de courage, de sérénité, d’acceptation des souffrances inévitables, de compassion, de générosité, de résignation, de détachement et de confiance en la vie, par exemple, nul ne devrait nier(?). Mais tout cela ne change pas grand-chose quant au fond, c'est-à-dire quant à la croyance en une survie « surnaturelle », qui forme la plupart du temps le noyau dur et, si l’on peut dire, le propre de telles spéculations.

C’est ce qui fait dire à Nietzsche que : « la perspective certaine de la mort pourrait mêler à la vie une goutte délicieuse et parfumée de légèreté »

Il y en a qui trouvent profondes des propositions du genre de celle-ci : «  L’Être donne l’être aux étants. » Je les trouve pour ma part d’un ridicule consommé.

Par contre, je dois avouer que je trouve assez profonde la pensée suivante : » Rien n’arrive jamais comme on se l’était imaginé. » (Carl Dreyer).

Malgré tout, une seconde réflexion suffit à me faire réaliser sa fausseté, puisqu’on peut estimer vraisemblable qu’il s’avère régulièrement, au contraire que certains évènements se déroulent exactement comme certaines personnes l’avaient imaginé.

Le rôle de la philosophie, sans être de nous faire perdre la mort de vue, consisterait plutôt à la remettre à sa juste place. Comme l’a paraît-il, remarqué un jour Jean Wahl : «L’oubli de la mort est nécessaire. Il y a la mort, sans doute, mais il y a la vie. Et vivre, c’est oublier qu’on mourra ». 

* À suivre *                    
 

Commentaires

Messages les plus consultés de ce blogue

LITTÉRATURE HAÏTIENNE - 4e partie

LITTÉRATURE HAÏTIENNE - 18e partie

LITTÉRATURE HAÏTIENNE - 8e partie