PHILOSOPHIE - La Mort - 20ième partie


L’Angoisse Devant La Mort


Après mon regard philosophique sur la mort, voilà certains penseurs contemporains devant qui la mort peut prendre plusieurs visages.
Paul Valéry disait : «  la mort ne peut être pensée ou réfléchie qu’illusoirement ».  Que la mort soit « impensable », c’est devenu un lieu commun de la soi-disant profondeur philosophique. Ce n’en est pas moins une sottise, et je l’affirme d’autant plus nettement que je l’ai moi-même commise dans le passé.

Ma mort me serait impensable sous prétexte que je ne peux me représenter mon cadavre sans être, au même moment, le spectateur vivant qui l’imaginerait. De plus, tant que je suis en vie, l’expérience directe de l’état d’ « après-mort » me manque irrémédiablement, alors qu’elle seule me permettrait de former une pensée juste de la mort.

De fait, rien n’est plus vrai : on ne peut être à la fois vivant et mort et, tant qu’on est vivant, on n’est pas mort. Mais lorsqu’on se demande si la mort est ou non possible pour nous, il ne s’agit pas d’être, mais de pensée : le sommeil profond sans rêve devrait-il passer  pour « impensable » sous le fallacieux motif que je ne peux être à la fois éveillé et endormi? Nul ne prendrait au sérieux une telle hypothèse. Bien évidemment, au moment où je pense ma mort, il faut que je sois vivant, tout comme je dois être éveillé au moment où je pense mon sommeil profond.

Seulement voilà : n’oublions pas que la pensée est abstraite, qu’elle  se fait par concepts, qu’elle peut user d’analogies et recourir aux souvenirs ou aux expériences imaginaires, etc. Je suis passé par le sommeil profond sans rêve (j’y ai sombré et j’en ai émergé). J’ai déjà observé d’autres êtres humains profondément endormis, je comprends ce qu’est un électro-encéphalogramme et ainsi de suite. Je peux parfaitement en arriver à penser le sommeil profond sans rêve.

De la même manière, à partir de l’observation systématique d’organismes vivants et morts, mais aussi d’analogies (par exemple, avec le sommeil profond sans rêve, justement), je peux en venir à penser la mort en général et mon propre décès en particulier. Certes, il se pourrait que je me trompe, c'est-à-dire que ma pensée de la mort soit fausse en tout ou en partie. Cela ne signifierait aucunement que la mort soit impensable. La pensée du trépas a un objet, un ensemble de faits objectifs, naturels et tangibles, qui n’a rien de spécialement insaisissable.

Relevons ce trait piquant : la plupart des auteurs qui soutiennent l’impossibilité de se représenter soi-même mort sont de ceux qui nous suggèrent l’immortalité de l’âme, laquelle serait pourtant compatible logiquement avec le fait pour l’esprit ou l’âme d’un défunt de …  «voir » son propre cadavre. Denis la Balme disait « Je ne peux me représenter le fait que je vais mourir. La mort est à ce titre un impensable. Je ne peux pas penser que je ne serai plus. »

Il y a un autre lieu commun de la profondeur philosophico-théologique : la mort serait un mystère qui échappe à notre savoir(le «  grand secret »). La mort est le plus inconnu des inconnus » (Emmanuel Levines ). Nul ne pourrait connaître ce qu’il y a après la mort, étant donné que personne n’en est jamais revenu pour témoigner. Comme je le rappelais à l’instant, l’expérience directe de l’état d’ « après –mort » nous manque irrémédiablement, alors qu’elle seule nous permettrait de connaître ce qu’est la mort.

Autre sottise ridicule, dont la psychologie populaire s’est évidemment emparée : « la mort, au fond, personne ne sait ce que c’est. Personne n’est revenu pour en parler. » Jacques Salomé.
La simple vérité, c’est plutôt que nous savons, avec autant de certitude rationnelle et empirique qu’on peut l’exiger, ce qui arrive après la mort : toutes les fonctions vitales de l’organisme individuel concerné cessent sans espoir de retour. En particulier, le cerveau et le système nerveux central arrêtent définitivement de fonctionner.

Or nous savons également avec autant de certitude rationnelle et empirique qu’on peut le souhaiter, que toutes les facultés psychiques, intellectuelles, mentales ou subjectives connues (sensibilité, conscience, pensée, personnalité, etc) sont directement dépendantes du bon fonctionnement cérébral.
Ergo, à la mort, le sujet s’éteint complètement et de manière irréversible. Il en résulte qu’il n’existe ni ne saurait exister aucune expérience vécue de l’état d’ « d’après-mort »; il serait donc absurde de prétendre qu’on ne puisse connaître la mort faute d’avoir « vécu » cette impossible « expérience.
Ajoutons que, dans l’état actuel de nos connaissances, ce n’est pas là ce qu’on pourrait sérieusement appeler une « croyance » ni une « hypothèse », c’est plutôt un savoir bien fondé.

Seuls la peur et le désir, associés à toute une tradition de sophistique religieuse et philosophique (d’ailleurs elle-même appuyée sur eux et qui ne peut que les renforcer), nous empêchent de reconnaître pour ce qu’elle est cette certitude acquise. Que ce soient là de très puissants motifs, nul n’en doute; mais ce ne sont pas des motifs rationnellement acceptables face à une évidence contraire. Si la philosophie constituait le « discours rationnel » qu’elle prétend si fièrement nous procurer, elle ne véhiculerait plus depuis longtemps de pareilles absurdités.

En passant, le fait que personne n’est jamais revenu  de la mort pour en témoigner ne constitue absolument pas une bonne raison pour croire que nous ne puissions pas connaître l’état d’ « après-mort », mais bien  un motif additionnel pour conclure qu’il n’existe pas de survie individuelle. Je suis donc d’avis que c’est le biologiste qui a raison lorsqu’il affirme le plus tranquillement du monde que la mort « n’est pas compliquée du tout. C’est la fin de vie. S’il existe quelque chose donc qui n’a aucun mystère, c’est bien la mort ».

Des philosophes veulent que la conscience ne puisse penser sa disparition. Pourquoi un psychanalyste se génèrerait-il pour décréter, au mépris de la « pulsion de mort » freudienne (Todestrich), que « notre inconscient ne peut se représenter sa propre mort ».
Il est vrai que Freud lui-même a pu affirmer qu’au fond personne ne croyait à sa mort, et que, dans son inconscient, chacun était persuadé de vivre éternellement : « Nous ne pouvons vraiment pas imaginer notre propre mort, et quand nous nous efforçons de le faire, nous nous rendons compte que nous sommes encore là comme spectateurs. Par conséquent, au fond de lui-même, personne ne croit à sa propre mort; en d’autres termes : dans son inconscient, chacun est convaincu de son immortalité. » Comme il l’écrit dans ses Essais de psychanalyse «  notre inconscient ne croit pas à sa propre mort. Il se considère comme immortel. »

Il faut croire que je suis bien inculte, car tout à coup il me semble que presque aucun philosophe n’a écrit ses réflexions de fin de vie, comme je suis en train d’essayer de le faire.
Mais je n’en déduirai pas que j’aurais un titre quelconque à l’originalité, jugeant plus raisonnable et prudent de m’excuser pour une telle ignorance impardonnable de la part d’un ancien professeur. J’y ajouterais même une crainte : que ce soit là une entreprise  que plusieurs auraient parfaitement pu envisager, mais à laquelle ils ont renoncé par décence, par pudeur, par bon goût, par délicatesse, par modestie, par respect humain etc (qualités qui sans doute me font défaut).

Montaigne disait : « M’est avis que  (la mort) est bien le bout, non le but, de la vie. C’est sa fin, son extrémité, non pourtant son objet. Celle-ci doit être elle-même à soi sa visée, son dessein. »
La mort n’est certainement pas l’apogée, l’instant suprême, l’objectif ultime de l’existence. Ce n’en est que le terme ou la fin. Le sens de ce qui l’a précédée, de la naissance à l’accomplissement, ne provient pas spécifiquement d’elle, mais de tout ce que nous avons fait durant notre vie active.

Car nous ne nous définissons évidemment pas par notre mort, mais seulement par l’ensemble de nos choix et de nos actions, dont nous ne sommes en fait que la somme totale. À qui viendrait l’idée que toute la signification d’un roman dépendrait uniquement, non pas même de sa dernière phrase, mais…du point final?  Ou encore, que le sens ultime de ma journée de vie éveillée résiderait dans l’instant où je m’endors le soir?

Selon moi, c’est donc ici Sartre qui aurait raison : « la mort n’est jamais ce qui donne son sens à la vie ». Pas davantage, d’ailleurs, la mort n’abolit-elle le sens de notre passage sur cette terre- Comment la mort ôterait-elle toute signification à la vie humaine? La mort  n’a aucune prise réelle sur le sens, qui relève seulement de la vie.

Il me paraît donc tout à fait absurde de prétendre que la mort serait «  le moment culminant de notre vie, son couronnement, ce qui lui confère sens et valeur. » Des exemples comme ceux du savant Albert Einstein ou du poète Henri Michaux viennent immédiatement à l’esprit; ils sont morts dans une chambre d’hôpital, en présence seulement d’un membre du personnel soignant. Sauf erreur, les ultimes paroles d’Einstein se sont perdues à jamais parce qu’il les aurait prononcées en Allemand, langue que son infirmière américaine ne comprenait pas.

En quoi les derniers moments aussi mal « réussis » changeraient-ils quelque chose à notre compréhension et à notre appréciation des deux existences et des deux œuvres concernées? Pour moi, la réponse ne fait aucun doute.

Ces deux morts peu brillantes ne sont que des péripéties secondaires, anecdotiques et contingentes, dans des vies qui demeurent incontestablement riches, remarquables, créatrices et bien remplies.
De tels exemples, il en est des milliers et des milliers, sans aucun doute. Il n’y a donc pas de raison de croire à une affirmation comme celle-ci : « une personne se révèle tout entière dans sa manière de mourir».Seule une sorte de déformation professionnelle propre à ceux qui accompagnent sans cesse des mourants me paraît propre à expliquer une telle erreur. En effet, que ce soit dans notre vie personnelle ou dans le cas de personnages célèbres, il ne nous vient généralement pas à l’esprit de nous enquérir des conditions exactes ayant entouré les derniers moments. Je sais que le pianiste Dinu Lipatti est mort à trente sept ans d’une leucémie, mais j’ignore comment se sont déroulés ses ultimes instants. Cela ne me donne aucunement l’impression de ne pas pouvoir le connaître véritablement. L’ami avec lequel je m’entendais très bien au travail a été emporté par un cancer foudroyant, mais je n’ai jamais cherché à savoir précisément comment il était mort (d’un arrêt cardiaque, je crois), sans m’inquiéter pour autant de ne pas pouvoir le comprendre à cause de cette lacune, tant il est vrai qu’une personne ne se révèle que dans l’ensemble de sa vie.
Le mourant voit, dans beaucoup de cas, son univers se réduire aux dimensions d’une chambre, d’un lit. C’est une première forme de la fin de son monde qui, avant de sombrer, rétrécit comme une peau de chagrin. Sa marge d’autonomie, de contrôle et d’action volontaire diminue parallèlement. En cas de coma, elle disparaît complètement.

Mais s’il doit apprendre peu à peu à lâcher prise et s’adapter à ces conditions de vie minimales, cela ne signifie pas nécessairement de la part du patient une totale passivité. Il lui reste presque toujours une certaine marge, plus ou moins étroite, d’activité et de jugement, de sensation et de communication, de vie intérieure et d’initiative.
On n’échappe pas à la mort. On n’en triomphe pas non plus. On y recourt ou on la subit, et c’est toujours tant bien que mal.

On ne meurt qu’une fois. Il est normal, en somme, qu’on soit mal exercé à réussir une belle mort («  réussir » simplement à mourir, par contre, c’est chose gratuite pour tous
Si la chance ou les circonstances, ou notre caractère, nous permettent une mort qui soit vraiment à notre image et nous convienne, une bonne mort, tant mieux! Mais rien ne l’assure et nul ne nous en est redevable, surtout pas  nous-mêmes, diminués et dépassés,  comme nous risquons de l’être à l’heure fatidique.

Qui, d’ailleurs, en sera juge? Qui oserait reprocher à autrui d’avoir raté ou gâché sa mort?
Faudrait-il apprendre à mourir? On ne le peut. Se préparer mentalement et effectivement à la mort, mais en l’absence de toute certitude quant à sa forme et à ses circonstances, c’est le plus qu’on puisse tenter, sans recette éprouvée ni résultat assuré.


* À suivre*

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