PHILOSOPHIE - La Mort - 15ième partie
Pour
nous, la signification dans cette démarche de fuite de « l’inquiétant »
semble claire. L’avancée zigzagante a pour but de brouiller les pistes du mort
pour qu’il ne puisse revenir vers sa maison.
Toute
la suite de l’enterrement confirme d’ailleurs cette interprétation. En effet, à
l’instant même de l’inhumation, on fait une dernière fois tournoyer le cercueil
comme pour désorienter le mort et on va parfois jusqu’à l’enterrer la face
contre terre.
C’est
qu’en Haïti, la peur des revenants est tellement forte qu’elle commande même la
qualité du cercueil et l’importance des funérailles. Bien plus, ce sentiment
explique paradoxalement la somptuosité de certains tombeaux dans les zones
économiquement faibles. Dire par conséquent qu’il s’agit ici d’une dépense de
prestige, d’un potlatch entre les familles ne serait qu’une partie de la
vérité.
Les
enquêteurs vont plus loin et affirment que ce sacrifice des héritiers pour
assurer ce décorum influence directement le sort de l’âme après la mort. En
effet, tout bon paysan haïtien prévoit ses funérailles. C’est même pour lui chose
plus importante que l’avenir de ses héritiers. Ce souci l’entraîne parfois à
s’occuper déjà de son vivant de l’acquisition de son cercueil qu’il conservera
dans son galetas de peur que les responsables des funérailles ne lésinent sur
la qualité de ce reposoir.
Ainsi cercueil et tombeau sont-ils « destinés »
à maintenir chez les vivants la mémoire de ceux qui sont morts… et à assurer à
l’âme de ces disparus une sorte de domicile où se reposer confortablement au lieu d’errer à l’abandon dans
les immensités de l’au-delà. Comme dans la Rome antique, les esprits dont
les corps n’ont pas été ensevelis suivant la coutume ancestrale, sont supposés
rôder à travers la campagne, tels des vagabonds sans domicile. Se voir ainsi abandonnés sans abri est un tourment
pour les trépassés. Et puis, ils risquent d’être incités à tirer vengeance de
leur triste situation en s’attaquant à leur famille négligente. Le cénotaphe
constitue pour l’âme errante comme un dernier foyer.
Une
dernière précaution consiste à retourner les poches des habits du défunt restés
à la maison et à croiser deux balais derrière une des portes de son ancien
domicile pour qu’il n’y retourne pas.
Nous
avons livré l’essentiel de la prophylaxie vaudou contre le numineux impur et
dangereux que constitue l’abandon de la condition humaine normale : la
mort. Toutefois tout ce que nous avons dit jusqu’ici concerne surtout les
vivants. Pour celui qui meurt, par conséquent, il semblerait qu’il n’y ait pas
autre chose que désolation privée et tragédie. Mais penser ainsi serait ne pas
faire attention à l’envers même de la démarche prophylactique contre les morts
qui, dans un même mouvement, affirme un au-delà de la mort. En effet, toute
conception de l’homme vaudou que nous avons décrite jusqu’ici et de nombreuses
conduites d’agrégation à un monde d’outre-tombe font voir clairement que le
vaudouiste n’arrive pas à prendre la mort intimement au sérieux malgré les
apparences. Bien plus! Il n’y croit pas. Pour lui, la mort n’est pas un
naufrage où l’on disparaît corps et biens, un « plus rien à jamais ».
Mais une émergence à une vie autre, car elle est vécue en termes d’excarnation.
En effet, la négation de la mort conçue comme nihilisation est dans le droit
fil de la métaphysique afro-haïtienne.
Pour
le vaudouiste le moi ne meurt pas. Par la mort, la chrysalide sort de son
cocon. La personne s’en est allée dans un « tout-autre-ordre ». On se
désagrège ici pour renaître ailleurs sous d’autres formes. Finalement, dans la
perspective vaudou on ne peut plus parler de survie. Il ne s’agit pas de
rallonge après l’entracte de la disparition, mais d’une altération,
c’est-à-dire d’un changement de forme de vie, comme dans une course de relais.
Ces
idées sont abondamment illustrées par toute la piété nécrophile des
vaudouistes, le comportement et les réactions du fidèle face à la mort et enfin
les démarches rituelles du « prêtre des défunts » qui détermine
l’agrégation du trépassé au monde surnaturel.
Pour
le vaudouisant, la mort n’est pas angoissante, la mort crée des émotions de
peur qui sont délicieuses à ses yeux. Le vaudouisant érotise la peur de la
mort, il érotise la mort pour en faire autre chose. Il vit tout le temps dans la pensée de la
mort et est souvent très heureux. Il vit
dans le renoncement, dans le sacrifice, il vit dans la mort, il pense à la mort,
à sa propre mort. Il fait des cérémonies
de mort et c’est son métier. Il voit le COVID-19
comme un chaos mais aussi une source de métamorphose. S’il y a un chaos, tout va recommencer à zéro,
tout est à repenser, la famille, la société.
Le tremblement de terre de 2010 en Haïti en fut un autre exemple. En 2010, il y a eu des processions, les gens
dans la rue avec des flambeaux qui chantaient : « Merci mon Dieu de
nous avoir envoyé le tremblement de terre, pour nous faire comprendre qu’on ne vous
vénérait pas assez. Grâce à cette tragédie,
on va vous aimer davantage ». Deux
cent cinquante mille morts en une minute, merci mon Dieu! Le vaudouisant a cette aptitude à la métaphysique
qui est la source de la spiritualité et de l’art. Pour le vaudouisant, on peut percevoir la
mort, on ne peut que se représenter la mort.
La mort est visible. La mort est imaginable.
La mort c’est la représentation de l’irréversible et le vaudouisant est dans le
monde de transcendance.
*À suivre*
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