PHILOSOPHIE: Table Ronde Sur L'Oeuvre de Jean-Paul Sartre - 2e partie


Claude
- Ce n’est pas pour rien qu’il n’est à peu près pas question des classes sociales dans l’œuvre de Sartre. Pour Sartre, ce qui est primordial, c’est d’abord l’homme, d’abord l’individu. Sauf qu’il ne peut pas ignorer l’existence du marxisme. Il ne peut pas ignorer les leçons de l’histoire.

Je pense que Sartre n’est pas un marxiste. Il n’a jamais rallié comme tel le matérialisme dialectique. Il ne s’est jamais proclamé philosophe marxiste et il n’a jamais adhéré au Parti communiste même s’il en a fait l’apologie dans certains textes. Et pourtant, ce n’est pas par ignorance. Sartre aurait pu prendre ce chemin.

Mon idée, c’est que l’idéologie de Sartre, c’est une idéologie de la petite bourgeoisie, qui reste sur le terrain de la petite bourgeoisie et qui s’adresse à la petite bourgeoisie. Mais, comme on le dit souvent, les positions de classe de la petite bourgeoisie, ses intérêts objectifs, l’amènent des fois à être du côté de la bourgeoisie, des fois du côté du prolétariat. Et Sartre, il représente la petite bourgeoisie qui a tendance à aller du côté du prolétariat et qui a intérêt à le faire. Son projet, c’est vraiment de faire une anthropologie philosophique, c’est-à-dire une philosophie de l’homme. C’est la philosophie des existentiels, du suicide, du désespoir, etc. Quand on lit ses romans, c’est tout ça qu’on trouve chez Sartre : la prostitution, le désespoir, le suicide, le mensonge, l’enfer c’est les autres, l’homme est un loup pour l’homme… Autrement dit, la nature humaine fait que les hommes se dévorent entre eux.

Je pense que Sartre est un progressiste qui travaille dans son genre à la révolution mais qui le fait d’un point de vue petit-bourgeois, sans jamais s’adresser aux masses. C’est un intellectuel progressiste qui, sur le terrain de la petite bourgeoisie, s’adresse à la petite bourgeoisie pour lui dire : on a intérêt à faire la révolution et à appuyer le communisme parce qu’il voit un peu le communisme comme un humanisme auquel on doit aspirer.

Gilles
- Moi, en lisant Sartre, j’ai trouvé qu’il se posait des questions sur lesquelles les communistes n’intervenaient plus : la question du rapport entre l’individu et la société, la question du rôle de l’individu dans l’histoire de la société. Ce qu’il développe beaucoup, du moins dans ses premières œuvres, c’est une conception qui, d’après moi, est typiquement idéaliste et c’est celle de la liberté.

Sa conception de la liberté finalement, c’est que l’individu peut choisir son avenir, choisir d’être ce qu’il veut être, compte tenu des limites qu’il a dans sa propre existence. C’est toujours aborder la question en voyant la liberté du point de vue de l’individu par rapport à sa propre vie à lui et non pas voir le rôle de l’individu dans l’histoire justement et comment il va intervenir dans un mouvement historique. Va parler de ça à l’assisté social qu’il peut changer sa vie du jour au lendemain. Ça ne veut pas dire grand-chose. Il peut effectivement se suicider ; il va changer sa vie du jour au lendemain…

Cette conception de la liberté, elle n’éclaire pas bien gros la lutte ni la réalité non plus. Elle va en éclairer un petit aspect effectivement, qui est comme dans le noir pour les matérialistes, toutes les questions de psychologie, toutes les questions existentielles. Ce sont des questions sur lesquelles Sartre n’a pas eu d’interlocuteur matérialiste si on peut dire. Il n’y a personne, il me semble, à son époque, qui est venu ramener le débat sur un terrain où la question de la lutte de classes prend plus d’importance que d’être simplement le contexte dans lequel une existence se développe. Parce que c’est à peu près de même que Sartre présente ça.

La philosophie de Sartre, je dirais que c’est une philosophie révolutionnaire. C’est l’individu qui doit se révolter contre son existence qui est brimée par une classe sociale. C’est tout le temps l’individu qui doit se libérer. Mais, en tant que philosophie de la révolte, les idées de Sartre ont pu jouer un rôle progressiste, en faisant décrocher pas mal de monde de l’idéologie bourgeoise. Sauf que, ça ne permet pas d’adhérer à l’idéologie révolutionnaire. C’est comme s’il restait entre les deux.

Je dirais que Sartre est « contre-culturel » ou quelque chose dans le style. Il va contre la culture dominante mais il ne va pas te donner de solution en montrant que ce sont les intérêts de classe qui sont en cause dans tout ça. Et cette philosophie de la révolte, elle a pu mener à des gestes très anarchistes et à l’individualisme : rompre avec l’idéologie dominante mais pour s’affirmer soi.

Robert
- Plus j’y pense, plus je n’hésiterais pas à classer Sartre parmi ceux qui ont fait avancer les choses. Il a été un de ceux qui a planté le clou à l’idéalisme religieux dominant à l’époque. Il s’est démarqué du pluralisme philosophique et de l’idéalisme subjectif absurde. Aussi, il fait à certains égards, des critiques justifiées aux marxistes. Par contre, il n’est pas capable d’y apporter de réponses. Et quand il essaie, il retombe dans l’idéalisme subjectif. Je dirais que la lutte de classes le rappelle à l’ordre de façon régulière, alors même que ses tendances personnelles et ses origines de classe, le poussent vers l’individualisme. Mais il ne faut pas nier pour autant que Sartre n’a jamais vraiment réussi à rompre avec l’idéalisme et que l’idéalisme subjectif, dont il est la frange de gauche, si on peut dire, demeure l’idéologie dominante actuellement.

Claude
- Moi aussi je pense qu’il faut avoir un point de vue nuancé sur Sartre, mais j’ai des réticences à te suivre jusqu’au bout. Dire que l’existentialisme athé de Sartre c’est progressiste par rapport au courant dominant de l’époque, il me semble que c’est oublier que le marxisme existe et que lui aussi, il plante le clou à l’idéalisme religieux. Sartre n’est pas pré-marxiste. L’aspect principal, fondamental de sa philosophie, c’est l’idéalisme à mon avis.

Gilles
- Il faut rappeler qu’il n’y avait plus, à l’époque de Sartre, de philosophes matérialistes qui luttaient contre les philosophies idéalistes contemporaines. En ce sens-là, Sartre était comme à l’avant-garde dans le sens que les philosophes matérialistes ne parlant plus, c’est Sartre qui a lutté contre la philosophie bourgeoise.

Il ne faut pas oublier qu’après la guerre, le Parti communiste français a lancé le mot d’ordre de désarmer le peuple et de reconstruire la France capitaliste. Pour quelqu’un de progressiste, ça devait faire drôle ! Aussi, on ne devient pas matérialiste tout seul en lisant des livres. Or, tu n’avais pas de milieux de discussion matérialiste en France à cette époque là. D’abord la guerre a concentré toutes les énergies. Ensuite, après la guerre, on voit le Parti communiste français qui commence à dégénérer.



Pierre Eddy C.
Postscriptum

Les points de vue rapportés ici sont, à plusieurs égards, contradictoires. Le débat est donc loin d’être clos.

Jean Jacques Brocher dira de lui : « En 1981 donc, Sartre domine encore le paysage intellectuel et moral. Malgré les tentatives de hisser Camus à son niveau, on admet vite que le génial auteur de l’Étranger, de la chute, est aussi le modeste penseur du Mythe de Sisyphe, de l’Homme révolté. Les grands héritiers, à des titres divers, de Sartre, Barthes, Foucault ou Deleuze ont disparu, sans nous laisser une si définitive impression de vide.

Nous n’avons plus de contemporain capital, de philosophe vers qui nous tourner, d’écrivain qui prenait parti, sans ambages. Nous souffrons d’un manque de réponses. Mais plus encore, peut-être, d’un manque de questions. Le piédestal sur lequel se dressait la statue du petit homme est bien vide.

Être un homme libre, c’est se mettre en situation d’être insulté, haï. Sartre en eut sa ration. Dans un entretien avec Michel Constat, il raconte comment son entrée dans le monde des lettres fut d’abord d’essuyer un débordement de haine. À la libération, ou tout de suite après, celle des communistes, Garaudy et Konard, puis (ou en même temps) celle de la droite (Lazareff, directeur de France-soir ; affirmant qu’il « ferait la peau » de l’existentialisme. On n’imagine pas aujourd’hui, le patron d’un grand quotidien affirmer qu’il « fera la peau » du structuralisme, ou de la philosophie anglo-saxonne ) ».

Dans un petit livre très suggestif, l’existentialisme est un humanisme. Sartre définit ce mouvement par opposition à l’essentialisme classique. La plupart des grands philosophes traditionnels étaient essentialistes. Par exemple, Platon ou Aristote, Saint Thomas d’Aquin ou Mallebranche, Kant ou Spinoza. Seuls, peut-être, des penseurs comme Socrate, Pascal ou Nietzche auraient refusé cette étiquette.

C’était sa définition de l’existentialisme, l’existence, dit Sartre, précède l’essence. « il s’agit d’ici de l’existence humaine radicalement différente de celle des objets fabriqués. Mais tandis que le propre d’une chose est d’être ce qu’elle est, l’homme est ce qu’il n’est pas et n’est pas ce qu’il est. Il est toujours, par ses projets, au-delà de toute situation et toujours, par sa conscience, au-delà de lui-même.

Dans la mauvaise foi, il dira celui qui ne veut pas prendre conscience de sa liberté, qui la fuit et s’enferme dans sa condition, pratique la « mauvaise foi » et devient un « salaud » au sens Sartrien du terme. La mauvaise foi est la conséquence de cette contingence qui nous jette dans le monde, « comme ça, pour rien ». Le célèbre texte du garçon de café illustre cette attitude de mauvaise foi : il refuse son « pour-soi » et se laisse engluer dans « l’en soi ». Dans l’être dans le monde, il présente l’esquisse d’une théorie des émotions. L’émotion y est posée comme une conduite magique, c’est-à-dire qui échappe au réel. Ce sont les circonstances particulières qui modifient la conscience en situation de réaction à un stimuli extérieur. Sartre fait alors une distinction entre les deux états que sont la conscience imageante et la conscience perceptive.

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