PHILOSOPHIE: Table Ronde Sur L'Oeuvre de Jean-Paul Sartre - 1e partie
Pierre Eddy C.
C’est le 15 avril 1980 que mourrait,
à Paris, l’écrivain et philosophe français Jean-Paul Sartre. Que sa
disparition ait constituée une nouvelle d’importance dans tous les médias
d’information, voilà sans doute un signe que l’influence de cet intellectuel a
largement dépassé le cercle de ceux qui ont lu l’un ou l’autre de ses ouvrages.
Car, il faut dire que la notoriété de Sartre est due tout autant, sinon
davantage, à ses prises de positions politiques, qu’à ses écrits philosophiques
ou littéraires.
Ce n’est pas pour rien sans doute que, parmi les nombreux
commentaires parus à l’occasion de la disparition de Sartre, on retrouvait
parfois derrière un éloge de circonstances, des reproches à peine voilés sur
ses prises de position en faveur des mouvements de révolutionnaires :
opposition à la vague anticommuniste des années 50, appui au peuple algérien
contre l’armée française, soutien au peuple vietnamien contre l’agression
américaine, appui au soulèvement de mai 1968 en France, etc. Cette image d’un
Jean-Paul Sartre qui refuse le prix Nobel ou qui diffuse dans les rues de Paris
le journal La cause du peuple afin de protester contre la censure politique du
régime, voilà sans doute un souvenir dont le goût amer est encore bien présent
dans la gorge des idéologues de la bourgeoisie.
Mais qui donc est-il ce philosophe, cet universitaire en
chicane continuelle avec le rôle social qui lui était destiné à titre
d’intellectuel célèbre ? Et comment faut-il comprendre et situer son action et
ses idées dans le contexte historique qui a vu le mouvement communiste français
et international croître pour ensuite tomber en grande partie dans la trahison
révisionniste ? C’est pour voir un peu plus clair sur ces questions que nous
avons réuni trois enseignants pour qu’ils nous livrent leurs points de vue sur
le contenu et la signification des idées politiques de Sartre.
Les propos qui suivent ne constituent certes pas une
critique finale de la philosophie de Jean-Paul Sartre. Ils ont cependant
l’avantage de situer la question à l’intérieur du contexte plus général de
l’évaluation de toute cette période historique qui va de la montée du fascisme
et de la guerre à la renaissance du mouvement marxiste-léniniste international.
Car, on ne peut comprendre l’histoire des idées en dehors de l’histoire tout
court. Et inversement, l’étude des idées philosophiques d’une époque fait
partie intégrante du bilan qu’on doit faire d’une période historique. À cet
égard, on doit considérer que la critique de l’œuvre de Jean-Paul Sartre
s’inscrit comme un aspect de la critique générale du contenu et des sources du
révisionnisme qui a amené une partie importante du mouvement communiste à
quitter le terrain du marxisme et de la révolution.
Pierre Eddy C.
Mais d’abord, qu’est-ce que l’existentialisme, cette
philosophie à laquelle Sartre se rattache ? Et, comment peut-on situer ce
courant par rapport à l’idéalisme en général ?
Robert
– L’idéalisme, de façon générale, c’est un courant qui explique
l’histoire par les idées, par la volonté des hommes. Donc, pour l’idéalisme,
les facteurs moteurs de l’histoire sont au niveau de l’esprit plutôt qu’au
niveau des conditions matérielles dans lesquelles le monde évolue. Et pendant
longtemps effectivement, la forme dominante de l’idéalisme, c’était l’idéalisme
religieux pour qui, non seulement c’est l’esprit qui dominait, mais ce n’était
même pas l’esprit humain. Pour l’idéalisme religieux, c’est l’esprit de Dieu,
quelque part dans le ciel, qui dirige l’ensemble de l’histoire.
Dans ce sens-là, l’existentialisme marquait déjà une
rupture. Le « cri existentiel » était, dans une certaine mesure, un
rapprochement vers le matériel, parce qu’on faisait appel à l’homme concret, à
ses passions, à sa vie de tous les jours. C’est réellement la philosophie du
quotidien que tu retrouves chez les premiers existentialistes comme
Kierkegaard, chez Heidegger, etc. C’était vraiment la révolte par rapport aux
situations que les masses vivaient. Mais, faute de solutions, faute de
perspectives, tu en venais, un peu comme par absence, à voir le mysticisme qui
apparaissait comme la solution : si tu n’as pas de solution ici bas, alors il
faudrait bien être heureux quelque part… C’est cela qui transpire finalement de
ces philosophies-là. Et puis, surtout dans l’entre-deux guerres avec Kafka,
Camus, etc., on voit apparaître les idées de l’absurde. Sartre lui-même a fait
partie de ce courant-là dans ses premières œuvres. En critiquant l’idéalisme
religieux, l’existentialisme a contribué ; à développer un idéalisme qu’on
pourrait qualifier de subjectif.
L’idéalisme subjectif qui met l’accent sur les idées de
l’homme, sa vie, son désespoir, c’est très présent encore aujourd’hui. Des
affaires comme « c’est dans la tête qu’on est beau », « toi tu as ton idée, moi
j’ai la mienne », ça reflète ce point de vue-là du pluralisme philosophique où
ce qui compte, ce n’est pas la réalité, c’est le fait que toi tu as des idées
précises en tant qu’être humain, puis que l’autre a des idées précises en tant
qu’être humain. Dans ce sens-là, l’idéalisme subjectif où on sort les idées du
ciel pour les ramener dans la tête des hommes, mais où les idées demeurent
toujours le moteur de l’histoire, ça demeure le courant philosophique dominant.
Pierre Eddy C.
Après ces clarifications générales, le débat s’est engagé
sur cette forme particulière de l’existentialisme, qui est indissolublement
liée à l’œuvre de Sartre.
Robert
– Pour juger Sartre, il faut le voir d’un point de vue
historique. À 25 ans, il décrit sa démarche de la façon suivante : « Nous
refusons l’idéalisme officiel au nom de la tragédie de la vie ». Il se révolte
contre la philosophie officielle qui affirme que tout est parfait et que tout
est beau, parce qu’il voyait bien dans l’entre-deux guerres, comment le
prolétariat était dans la misère. Mais, il va en venir rapidement aussi à se
démarquer des autres existentialistes.
Ainsi, il caractérise le pluralisme philosophique comme
étant un concept de droite. Sartre affirme clairement qu’il ne peut y avoir
qu’une seule philosophie qui soit réellement vivante à une époque donnée, c’est
celle qui est assise sur les conditions objectives. Donc, dans son approche
générale de la philosophie, il part d’un point de vue matérialiste. Et c’est ça
qui va l’amener à dire que le marxisme « reste donc la philosophie de notre
temps : il est indépassable parce que les circonstances qui l’ont engendré ne
sont pas encore dépassées », (cité de l’ouvrage de J.P. Sartre intitulé
Question de méthode- NDLR).
Là où il y a des critiques à faire au marxisme, c’est,
dit-il, qu’à partir d’une certaine époque, le marxisme s’est sclérosé. Il donne
un exemple de ce qu’il veut dire quand il appelle qu’on avait élaboré de beaux
plans pour le métro de Budapest. Mais, comme le sous-sol de Budapest ne cadrait
pas avec les plans, on a déclaré que le sous-sol était contre-révolutionnaire !
Ça situe bien comment Sartre voit les marxistes de cette époque, comme étant
des dogmatiques qui oublient de faire l’analyse concrète de situations concrètes
pour en tirer les conséquences. Il dit que la pratique va tomber dans
l’empirisme et la théorie dans le dogmatisme parce qu’on a coupé la théorie de
la pratique. C’est pour ça qu’il dit que les marxismes n’appliquent pas le
marxisme. C’est là aussi qu’il amène le rôle des théories de Freud et de la
sociologie comme étant des instruments utiles, situés dans une perspective
marxiste, pour comprendre le rôle de l’individu.
Avec ça, on commence aussi à toucher du doigt le bobo
sensible de Sartre. Les préoccupations qu’il a de vouloir expliquer le rôle de
l’individu dans l’histoire sont justes, de façon générale. Les critiques qu’il
adresse, non pas au marxisme mais aux marxistes, sont justes. En somme, la
façon dont je définirais Sartre, c’est que c’est un matérialiste, qui est
effectivement dialectique dans beaucoup d’aspects, mais qui perd le point de
vue de classe.
Ses positions de classe petites-bourgeoises font qu’il
accorde tellement d’importance à la question de saisir le rôle de l’individu
dans l’histoire qu’il met l’accent sur des questions secondaires à l’étape
actuelle.
Aussi, il va dire « pour nous, la contradiction de base
n’est qu’un des facteurs qui délimitent et structurent le champ des possible.
C’est au contraire le choix qu’il faut interroger si l’on veut les expliquer
dans leurs détails, en révéler la singularité et comprendre comment elles ont
été vécues ». C’est là qu’il en vient à te dire que c’est le choix qui est
déterminant parce que c’est le choix qui est créateur.
C’est en ce sens-là que je dis que Sartre ne se démarque pas
complètement du courant de l’idéalisme subjectif. Il s’en démarque dans une
certaine mesure en disant que l’homme ne peut pas se garocher n’importe où mais
il garde l’idée que c’est l’homme qui est le facteur déterminant dans un rayon
de 100 milles. Et toute l’attention qu’il accorde au choix de l’individu, c’est
lié à l’origine et à l’appartenance de classe de Sartre. Ce qu’il ne voit pas
c’est que ce qui va être déterminant sur les changements globaux, ce sont les
actions de classes, l’action des groupes d’hommes pris globalement, et non pas
les actions des individus pris un à un dans leur petit rayon de 100 milles.
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