Au Compte-goutte - Mieux Comprendre Les Politiques Sociales, D'Hier à Aujourd'hui, 20ème Partie


Cet intéressement matériel, fourni par le système de sécurité sociale, devra être d’autant plus important que les États auront été construits artificiellement, regroupant de force dans bien des cas des collectivités naturelles… il serait plus juste de dire de collectivités pré-existantes… qui ne cessent évidemment pas d’exister et de vivre pour la simple raison qu’on leur a superposé une super structure étatique fabriquée de toutes pièces. Au Canada par exemple, le gouvernement fédéral est soucieux de sans cesse développer plus avant un système canadien de sécurité sociale non pas uniquement parce qu’il est préoccupé du bien être de l’ensemble des canadiens, ou encore parce que cela peut constituer un puissant instrument de politique économique par exemple, mais aussi sans doute parce que c’est le meilleur moyen de construire de fait une solidarité de tous les citoyens canadiens, en dépit de toutes les particularités régionales ou culturelles qui les divisent. 158  

Puisque la nation canadienne n’existe pas mais que certains veulent à tout prix en forcer l’apparition, parce qu’ils y voient leur intérêt, nous comprenons mieux pourquoi l’État fédéral cherche par tous les moyens non seulement à développer son système de sécurité sociale au Canada, mais à le faire dans une optique clairement canadienne.  Il s’attribue donc le droit de verser des prestations directement aux citoyens canadiens, même si une interprétation stricte de la constitution ne lui en reconnaît pas la juridiction. Et s’il consent à laisser aux provinces la responsabilité de la gestion administrative de certains programmes, le gouvernement fédéral verra à ce que cela se fasse sous sa supervision… de façon à ce que la perspective canadienne soit clairement présente plutôt que la juxtaposition de dix perspectives provinciales… et à ce que les bénéfices soient pleinement transférables ou interchangeables d’une province à l’autre… de sorte qu’il n’y ait aucun obstacle à la mobilité des personnes au sein du grand ensemble canadien. En d’autres termes, la sécurité sociale est un instrument indispensable auquel le gouvernement canadien doit nécessairement avoir recours si une nation canadienne doit un jour naître de cet ensemble si disparate qu’est le Canada.  

Une solidarité dépersonnalisée
Nous voyons mieux, par le fait même, tout ce que avoir d’artificiel cette solidarité organisée par la sécurité sociale. Là où il y a une personne, les sociétés modernes ont posé un citoyen. Là où il y a des hommes concrets appartenant à l’humanité, la sécurité sociale pose des citoyens appartenant à une nation. 160

La sécurité sociale sera donc aussi dépersonnalisée que le concept de citoyenneté qui la fonde. Mais comme nous le disions déjà, l’affectivité ne cesse pas d’exister pour la simple raison que l’intellect a prétendu occuper toute la place. Et la résurgence des phénomènes éthiques peut sans doute être interprétée comme une réaction de l’affectivité contre la domination de l’intellect, ainsi que l’ont signalé certains auteurs. 161

Nous constatons en même temps que même si le plein développement de la sécurité sociale est un phénomène relativement récent, le besoin pour un système de sécurité sociale est en quelque sorte né avec les États modernes, c’est-à-dire avec la naissance des sociétés capitalistes, ou encore avec la naissance des sociétés libérales, comme on les appelle souvent, ou encore avec la révolution industrielle.

Et si la sécurité sociale a institué une solidarité nouvelle entre les hommes, cette nouveauté fut à toutes fins pratiques à l’image de la nouveauté que constitua l’avènement des États modernes, fondés sur la citoyenneté, dans l’histoire de l’humanité. Les sociétés organisées ne sont pas apparues avec les États modernes. C’est donc dire qu’il existait bel et bien une solidarité entre les hommes avant l’avènement de la sécurité sociale. Cependant, en instituant une solidarité reposant sur des bases différentes, la sécurité sociale implique non seulement un déplacement des rapports de solidarité entre les hommes, mais elle s’attaque directement aux rapports traditionnels de solidarité.

Qu’est-ce à dire? Nous concevons la sécurité sociale comme un phénomène tout-à-fait nouveau, comme un progrès de la civilisation, un peu comme si avant l’avènement de la sécurité sociale il n’existait aucune solidarité organisée entre les hommes. C’est là évidemment une vision déformée de la réalité. En fait, dans la mesure où l’ancienne solidarité prenait en considération tout homme, et non pas sa seule citoyenneté, elle était beaucoup plus universelle que la solidarité nationale qu’est la sécurité sociale. La sécurité sociale n’est donc pas un progrès aussi absolu qu’on est souvent porté à le croire.162

Ici encore nous devons nettement distinguer les niveaux idéologique et concret. Une idéologie humaniste est certes beaucoup plus universaliste qu’une idéologie civiliste, qui limite l’horizon des hommes à la Cité, à la Civitas. Par contre, l’idéologie humaniste, au plan concret, dans la mesure où elle implique des rapports qui tiennent compte de tout l’homme, et par conséquent des rapports personnalisés, exigera des solutions beaucoup moins extensives. La solidarité sera organisée d’abord au niveau de la cellule familiale, au niveau de la communauté domestique plus exactement, 163 et à partir de là, au niveau de la collectivité locale, c’est-à-dire la paroisse et la municipalité, si on s’en tient à ce que furent les sociétés capitalistes à leurs débuts, c’est-à-dire avant que la nouvelle solidarité ne se soit complètement substituée aux anciennes formes de solidarité. Ce n’est en effet que dans des entités restreintes que les rapports sociaux peuvent demeurer hautement personnalisés. Qu’on prenne garde toutefois, l’horizon des gens ne se limitait pas à la seule famille, au seul clocher de village… On faisait partie de l’humanité, et on envoyait de l’aide, une aide hautement personnalisée encore puisque ce sont les missionnaires qui l’apportaient, dans les coins les plus reculés du globe. De nos jours, l’aide internationale se fait principalement sous une forme monétaire, et elle est de ce fait largement dépersonnalisée

Mais la dynamique même du développement des sociétés civiles, c’est-à-dire, la dynamique du développement capitaliste, ne pouvait que faire éclater cette solidarité personnalisée. Comme nous l’avons déjà signalé par la suite des mécanismes du marché capitaliste du travail, les revenus du soutien de famille (ou des soutiens de famille, car à l’origine des sociétés capitalistes, on exploita de façon éhontée le travail des femmes et des enfants) s’avérèrent insuffisants pour couvrir non seulement les coûts de subsistance de la famille, mais ceux du soutien de la famille lui-même. 165 Notre société, qui pouvait présumer (tant que le problème ne devenait pas trop apparent et surtout, tant que sa propre reproduction n’en était pas affectée) que les parents prendraient effectivement charge de leurs enfants jusqu’à ce qu’ils deviennent productifs, ou inversement que les enfants prendraient charge de leurs parents à partir du moment où  ils cesseraient d’être productifs,  en vint forcément à se demander un jour s’il était toujours rationnel d’insister sur ces responsabilités traditionnelles. 166 De même, notre société qui postulait qu’une personne apte au travail pouvait toujours subvenir à ses propres besoins, en vint à se demander si elle ne devait pas intervenir dans certain cas, au moins pour garantir un minimum de subsistance.


Nous aurons à revenir plus amplement sur ces points puisque comme nous le voyons, ce sont les exigences concrètes, l’évolution structurelle de notre société qui ont commandé l’évolution de l’idéologie. Or nous voulons nous en tenir ici principalement au niveau idéologique.

A ce dernier niveau, nous constatons donc que l’avènement de la sécurité sociale consacre l’abandon des anciennes formes de solidarité qui prévalaient dans notre société, des formes hautement personnalisées et qui s’exerçaient d’abord au sein de la communauté domestique. L’idéologie de la sécurité sociale devrait donc conduire inévitablement à la mise au rancart progressive de l’institution familiale, pour la simple raison que la solidarité qu’elle prétend instituer à la place ignore totalement ce qui fondait la solidarité familiale, à savoir la qualité des personnes, la qualité de pères, de mère, d’enfants etc. ainsi que les devoirs et les obligations personnels qui s’attachaient à ces qualités, à ces statuts.
La citoyenneté en effet ignore tout cela; les rapports entre les citoyens, leur solidarité, ne s’établiront plus à travers la médiation d’institutions intermédiaires telle la famille, mais directement à travers l’État. Et si on retient dans les faits ces institutions intermédiaires, si on leur fait une certaine place dans le nouveau système social, ce ne pourra être que pour des questions de commodité, et non plus de principe. Tant qu’il demeurera plus commode de laisser les enfants à la charge de leurs parents, on les leur laissera; mais dès que ce critère utilitaire disparaîtra, dès qu’il deviendra plus utile socialement qu’hommes et femmes travaillent… ce qui les empêchera de garder leurs enfants pendant tout le jour au moins… dès que des parents ne s’acquitteront plus de façon satisfaisante, du point de vue des exigences de la reproduction sociale notamment, de leurs devoirs de parents, alors la société prendra immédiatement elle=même en charge les enfants, dans des garderies ou dans des foyers nourriciers, de la même façon qu’elle prendra en charge les vieillards dans ses centres d’accueil, une fois qu’ils ne pourront plus assurer seuls leur subsistance. Sous l’ancien modèle, les droits des parents sur leurs enfants étaient en quelque sorte absolus et intouchables; si on devait par exception retirer à un homme sa puissance paternelle, ce ne pouvait être que pour des motifs graves, et ça demeurait de toute façon une affaire de famille puisqu’il fallait convoquer le conseil de famille pour nommer un tuteur. Sous le nouveau régime, c’est la société elle-même qui décidera, à l’aide de ses experts (travailleurs sociaux, conseillers matrimoniaux, avocats), si les parents sont dignes de garder leurs enfants ou non, puisque les parents sont en quelque sorte devenus les mandataires de l’État pour l’éducation de leurs enfants. 167

Ces constations pourront paraître étonnantes. En effet l’habitude de gratifier la famille d’institution bourgeoise, signifiant par-là que les sociétés capitalistes maintiennent en place l’institution familiale pour mieux exploiter, entre autres, les femmes en tant que génitrices et qu’éleveuses. Et cela n’est pas entièrement dénué de vérité, puisque comme nous l’avons mentionné, notre société pourra laisser une place à la famille tant et aussi longtemps que celle-ci lui est socialement utile.168
Par contre, la famille n’est pas « bourgeoise » dans le sens où elle serait absolument nécessaire à la société capitaliste, pour la survie de celle-ci.  Au contraire, le développement des sociétés capitalistes conduit à l’éclatement de la famille, à l’éclatement des solidarités familiales; la sécurité sociale est précisément le moyen qu’elles utiliseront pour pouvoir finalement se passer de la famille.  Ce n’est donc pas la famille qu’il faut rendre responsable de certains maux qu’on déplore dans notre société « civile ».  La solidarité que celle-ci institue en effet, à l’aide de la sécurité sociale, sera forcément une solidarité dépersonnalisée, une solidarité anonyme, une solidarité bureaucratisée.  Avec la disparition de la famille, les « citoyens » -- hommes, femmes, enfants, vieillards – se seront sans doute « libérés » du groupe familial et de ses contraintes, de son « paternalisme » notamment, mais du même coup, c’est une certaine qualité de vie qu’ils auront perdue. 169

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