Au Compte-goutte - Mieux Comprendre Les Politiques Sociales, D'Hier à Aujourd'hui, 14ème Partie


Avec l’expression sécurité sociale, nous abordons un contenu idéologique beaucoup plus proche de la pratique actuelle de la politique sociale. Nous savons en effet qu’on attribue généralement la paternité de l’expression sécurité sociale au Social Security Act adopté par l’administration Roosevelt, au milieu des années 30. L’usage de l’expression est donc relativement récent.  

Nous savons aussi que l’adoption de ce Social Security Act faisait partie intégrante d’une nouvelle stratégie politique élaborée dans les États capitalistes, par suite de la crise des années 30. Cette crise entraînera en effet une révolution idéologique majeure, que nous avons désignée par l’expression : révolution keynésienne. Celle-ci consacrait l’abandon de l’ancienne idéologie libérale, non-interventionniste, et proclamait que l’intervention de l’État était non seulement normale mais nécessaire au bon fonctionnement des sociétés capitalistes.

Cette idéologie interventionniste est toujours dominante aujourd’hui. Certes les modalités d’interventions de l’État ont considérablement évolué depuis, par suite de l’expérience acquise sans doute mais aussi par suite des transformations structurelles importantes que le développement des sociétés capitalistes n’a pas manqué d’entraîner. Il n’en demeure pas moins que les principes fondamentaux élaborés lors de cette révolution idéologique sont toujours en application aujourd’hui. On ne s’étonnera donc pas de constater que la stratégie de sécurité sociale qui fut à cette époque inspire toujours l’action des gouvernements, de nos jours. Par exemple, certaines mesures sociales sont proposées de nos jours qui nous paraissent extrêmement novatrices; et pourtant, elles ont déjà été formulées dans le Rapport Marsh, ce plan d’ensemble d’un système de sécurité sociale canadien, qui date de 1943.

Une fois les problèmes qui affligent les sociétés capitalistes bien identifiés, une fois les principes de remèdes à apporter adoptés, il était relativement facile de concevoir le système de sécurité sociale. Sa mise en place ne pouvait cependant être que progressive.

Nous aurons l’occasion de revenir sur la stratégie effective de la sécurité sociale qui est présentement appliquée dans notre société, et dont les origines remontent à Beveridge et Marsh, et par-delà de ceux-ci, à la révolution keynésienne. Contentons-nous donc ici de clarifier l’image que nous nous formons spontanément du système dit de sécurité sociale et d’en examiner les principales implications.  

D’abord soulignons que l’expression sécurité sociale suggère par elle-même l’existence d’une quelconque mécanique, sinon d’un système. En effet, l’idée de sécurité comprend l’idée d’assurance, et dès qu’on parle d’assurance, on songe immédiatement à cette technique par laquelle un individu peut se prémunir contre certains risques.   

Nous avons vu en effet que l’expression politiques sociales nous renvoie à la technique de l’assistance sociale de préférence à toute autre technique. Sans doute de nos jours utilisons-nous l’expression politique sociale pour désigner indifféremment tout type de programme, les programmes de prestations universelles, ou un régime d’assurance sociale, ou encore un programme d’assistance sociale, mais il s’agit là d’un phénomène relativement récent qui résulte précisément de l’avènement de l’idéologie de la sécurité sociale, comme nous pourrons le voir.  Par opposition avec le concept de politique sociale, la sécurité sociale étant une sécurité, une assurance procurée par la société contre certains risques, on peut prévoir que dans la stratégie effective de sécurité sociale, on privilégiera la technique de l’assurance sociale de préférence à tout autre technique. Par conséquent, dès qu’on pense sécurité sociale, on pense spontanément assurance sociale, c’est-à-dire assurance chômage, assurance maladie, assurance contre les accidents du travail, régime des rentes, sans pour autant qu’on exclue les autres types de programmes.

Par ailleurs, cette place centrale qu’on attribue spontanément à la technique de l’assurance dans le contexte de la sécurité sociale attire notre attention sur une autre différence, plus fondamentale celle-ci, entre l’idéologie de la sécurité sociale et l’idéologie du bien-être social. Nous avons vu en effet que le concept de politique sociale, renvoie directement au concept relativement précis de problème social; ce concept nous amène spontanément à aborder les problèmes de bien-être sous leur aspect individuel, particulier, et à ignorer à toutes fins pratiques leur dimension sociale. Pis encore, cette vision particulariste des choses suggère que les personnes qui éprouvent des problèmes de subsistance seraient personnellement responsables de leur situation personnelle. Avec le concept de sécurité sociale, ce n’est plus de problème social qui nous apparaît le plus pertinent mais bien celui de risque social. De même qu’il ne peut y avoir de contrat d’assurance sans un risque assurable, de même pouvons-nous présumer qu’à toute assurance sociale, et plus encore à la notion même de sécurité sociale, doit correspondre un ou des risques sociaux, c’est-à-dire des risques propres à la vie en société.

Bien sûr, les concepts de risque social et de problème social sont loin d’être étrangers l’un à l’autre, et encore moins de s’exclure mutuellement. Spontanément, à l’instar de bien d’autres, nous définirons le risque social comme ce ou ces risques auxquels sont exposés les citoyens du seul fait de leur vie en société. Spontanément, comme c’était le cas pour le concept de problème social, nous mettrons l’accent sur l’aspect individuel du risque social., sur ses conséquences pour le bien-être d’une partie au moins des citoyens. Les risques sociaux font en effet des victimes. Et la sécurité sociale aura précisément pour but de protéger les citoyens, c’est-à-dire tous ceux qui sont des victimes potentielles, contre ces risques que la société fait peser sur eux.

Le concept de sécurité sociale présente donc lui aussi cette connotation humanitaire que nous avons déjà relevée à propos du concept de politique sociale. Par conséquent, les implications de cette connotation humanitaire sont tout aussi présentes et effective avec l’idéologie de la sécurité sociale qu’avec l’idéologie du bien-être social. En d’autres termes, indépendamment de ce qu’est le système de sécurité sociale concrètement, l’idée que nous en avons suffi à elle seul à donner une image humaine de notre société, par conséquent à justifier notre organisation sociale, à nos propres yeux. En outre, cette connotation humanitaire contribue sans doute elle aussi, à l’instar de l’idéologie du bien -être social, à opposer dans notre esprit les citoyens normaux, c’est -à-dire ceux qui sont capables d’assumer seuls leur propre bien-être, et les anormaux, c’est-à-dire ceux qui ont besoin de l’assistance des mécanismes de sécurité sociale pour assumer leur bien-être.

Cependant, au moins quant à ce dernier point, il est évident que le concept de risque social, s’il reprend l’essentiel des implications humanitaires du concept de problème social, comporte aussi des connotations qui n’étaient nullement présentes chez celui-ci. En effet, même si nous mettons spontanément l’accent sur la dimension humanitaire, sur les conséquences des risques sociaux sur le bien-être des citoyens qui en sont victimes, il n’en demeure pas moins que l’idée de risque social, l’idée d’un risque qui serait inhérent à la vie en société, implique non seulement une origine commune, sociale, pour tous les problèmes de bien-être qu’on peut éventuellement rencontrer, mais elle implique aussi que les personnes qui en sont victimes ne peuvent en être tenues responsables, du moins pas entièrement. Puisque c’est la société qui fait peser ces risques sur les citoyens, la société a donc elle aussi sa part de responsabilité quant aux effets néfastes qu’ils produisent. L’idée du risque social nous conduit donc directement à l’idée d’un droit à la réparation pour les victimes des risques sociaux, ou plus généralement, à l’idée d’un droit à la protection sociale pour l’ensemble des citoyens. Cette idée n’élimine pas totalement la possibilité que les victimes aient elles aussi leur part de responsabilité dans la réalisation d’un risque quelconque; elles peuvent en effet avoir fait preuve d’imprévoyance, d’imprudence, avoir même en quelque sorte provoqué le sort. Il n’en demeure pas moins qu’avec l’idée d’une responsabilité sociale pour les problèmes particuliers de bien-être, les bénéficiaires de la sécurité sociale ne seront plus condamnés aussi systématiquement ni aussi sévèrement qu’ils pouvaient l’être dans le contexte de l’idéologie de la politique sociale. 

Le droit à la protection de la société

Le risque serait social, disons-nous parce qu’il est inhérent à la vie en société, parce qu’il résulte du fonctionnement normal de toute société. Sans doute, tous les citoyens ne seront pas nécessairement et véritablement victimes de tous les risques sociaux. Mais tous y sont exposés, tous peuvent en être éventuellement les victimes, du seul fait qu’ils font partie de la société.

La société a donc le devoir de protéger tous et chacun de ses membres, sans exception, contre tous et chacun de ces risques, qu’elle fait peser sur eux. La protection doit donc être générale, universelle, et seule l’apparence à une société donnée devrait normalement servir de critère pour la reconnaissance du droit à l’individu à cette protection sociale. Comme corollaire de cette obligation de la société à l’égard de ses membres, ceux-ci ont donc un droit indéniable à la sécurité sociale, de même qu’un droit à la réparation dans l’éventualité où, ils sont victimes d’un risque social quelconque, à condition évidemment de ne pouvoir être tenu personnellement responsables, par suite d’une faute grossière ou délibérée. De toute évidence la reconnaissance de cette obligation d’une société donnée à l’égard de ses membres et à la mise en place correspondante d’un certain système de sécurité sociale aura des répercussions importantes tant pour cette société que pour ses membres, les citoyens.

D’abord, une société qui se dote d’un système de sécurité sociale n’apparaît plus seulement comme une société humaine, parce qu’elle se soucie du bien-être de ses membres et n’hésite pas à leur venir en aide au besoin, mais aussi comme une société foncièrement juste. En effet, cette société, … c’est-à-dire l’ensemble des citoyens, …ne laisse plus une partie seulement des citoyens, à savoir les victimes désignées des divers risques sociaux, supporter seul les coûts et inconvénient de la vie en société. En effet, tous y assument collectivement, chacun selon ses capacités, leur part de ces coûts inévitables. L’image de la société juste qui résulte de cette idée de la sécurité sociale est d’autant plus forte, que la prise en charge collective de ces risques sociaux est censée s’opérer par le biais d’une redistribution des revenus, des plus riches vers les plus pauvres, ainsi que nous le verrons.

Par conséquent, la redistribution de la sécurité sociale à la légitimation de l’ordre social existant est d’autant plus forte qu’elle  substitue à l’idée charité sociale, qui était inhérent à l’idéologie du bien-être social, l’idée d’une véritable justice sociale, laquelle reprend intégralement l’humanitarisme de la première, en le dépouillant de la plupart de ses aspects désagréables notamment le paternalisme inhérent à toute action charitable et en y ajoutant surtout l’idée d’une égalité totale et absolue de tous les citoyens face à la vie en société et à ses risques. Nous pouvons donc affirmer que la contribution de la sécurité sociale à la légitimité et la cohésion sociale est beaucoup plus grande, que celle de l’idéologie du bien-être social.

Au niveau des citoyens maintenant, la reconnaissance de cette obligation de la société et de ce droit des citoyens a des répercussions non moins importantes. D’abord les rapports entre les bénéficiaires des prestations sociales et ceux qui ont pour mission de les accorder seront substantiellement transformés : en principe tout au moins, la dépendance sinon l’infériorité impliquée par la relation charitable propre à l’idéologie du bien-être social devrait avoir disparue, puisque les bénéficiaires ne demandent plus une faveur, mais exigent au contraire ce qu’il leur est dû. Les bénéficiaires potentiels de la sécurité sociale pourront donc traiter d’égal à égal avec les fonctionnaires responsables des divers régimes de sécurité sociales, si seulement ils ont à les rencontrer. En effet, étant donné que la société reconnaît à priori sa responsabilité, nous pouvons prévoir, si on est logique, que le versement des prestations aura tendance à se faire automatiquement, avec le minimum de formalités : il suffira en effet au citoyen d’établir que le risque social s’est matérialisé pour lui, et qu’il ne peut être blâmé le cas échéant.

Mais l’idéologie de la sécurité sociale n’implique pas seulement une modification des rapports qui établissent entre les bénéficiaires de la sécurité sociale et ceux qui sont responsables de son application. Elle implique aussi une modification substantielle de la conception des rapports qui existent et doivent exister entre tous les citoyens, qu’ils soient victimes d’un risque social ou non. D’une part, en ce qui concerne la perception des bénéficiaires de la sécurité sociale par l’ensemble des citoyens, celle-ci ne sera plus aussi négative qu’elle pouvait l’être dans le contexte de l’idéologie du bien-être social. Les personnes éprouvant des problèmes de subsistance n’étant plus estimées responsables, c’est-à-dire coupables de leur situation… du moins pas entièrement… elles devraient plus éprouver un sentiment quelconque de déchéance sociale, comme ce pourrait être le cas dans le contexte du bien-être social.

Et pourtant, ce sentiment ne sera pas totalement éliminé, notamment par suite de la connotation humanitaire qui persiste dans l’idéologie de la sécurité sociale. Les bénéficiaires de la sécurité sociale ne manqueront pas d’avoir le sentiment de vivre de la générosité de la société, surtout à partir du moment où ils devront s’appuyer presque intégralement sur la sécurité sociale pour assurer leur subsistance, sans pouvoir en contrepartie apporter leur propre contribution à la couverture des risques sociaux. Ils ne cesseront pas non plus de faire figure de cas exceptionnels… c’est-à-dire anormaux? …Puisque si tous sont en principe exposés aux risques sociaux, tous n’en sont évidemment pas victimes.  Or l’idée du risque social n’élimine pas totalement la possibilité d’une certaine responsabilité personnelle : si certaines personnes sont si fréquemment victimes de risques sociaux, cela ne tient-il pas en bonne partie à elles-mêmes ? Et certains citoyens, moins conscients de la nature sociale des risques et de la responsabilité collective qui en résulte, ne manqueront pas de leur reprocher de vivre aux crochets de la société, quelle qu’ait pu être leur contribution antérieure aux coûts des assurances sociales.


Par conséquent, l’avènement de l’idéologie de la sécurité sociale n’éliminera pas totalement cette catégorisation des personnes en personnes normales et anormales que nous avons déjà constatées lors de notre examen de l’idéologie du bien-être social. Même s’ils ont droit à la prestation sociale, les bénéficiaires de la sécurité sociale ne manqueront pas de subir, plus ou moins fortement selon le cas, cette pression sociale dans le sens d’un retour à la normalité. Mais il n’en demeure pas moins que ce sentiment de déchéance sera considérablement amoindri, et la pression sociale sera sans doute mieux canalisée vers ceux qui effectivement sont les déviants et vivent en parasites.

Indépendamment de ceci, et plus positivement, par suite de cette idée d’une responsabilité collective face aux risques sociaux, l’idéologie de la sécurité sociale implique une solidarité collective, et c’est sans doute celle-ci qui, fondamentalement, explique la transformation des rapports sociaux qui doivent prévaloir entre l’ensemble des citoyens, du seul fait qu’ils sont citoyens dans le contexte de la sécurité sociale. Dans le contexte du bien-être social, la solidarité reposerait sur l’humanité : les hommes doivent-ils être solidaires les uns les autres, et s’entraider. Dans le contexte de la sécurité sociale, la solidarité repose sur la citoyenneté, c’est-à-dire sur l’apparence à une société civile donnée, à un État donné. Le principe de la solidarité des hommes entre eux, en tant qu’hommes, est certes beaucoup plus universel que la solidarité des hommes entre eux, en tant que citoyens. Si donc la sécurité sociale est par nature universelle, ainsi que nous l’avons déjà dit, ce ne peut-être que dans un sens très particulier, qu’il importe justement de préciser.

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