Au Compte-goutte - Mieux Comprendre Les Politiques Sociales, D'Hier à Aujourd'hui, 10ème Partie


Problème social : le concept et la réalité
Nous avons affirmé qu’un problème social est d’abord et avant tout un problème de bien-être éprouvé par des individus, ou plus exactement, par certaines catégories d’individus, les catégories ainsi reconnus étant elles-mêmes définies par le problème lui-même. Cela est vrai, mais cela n’est que partiellement vrai.

D’abord, chacun sait que des secteurs importants de la population peuvent éprouver de graves problèmes de bien-être, sans que pour autant ces problèmes ne soient reconnus comme des problèmes sociaux et ne donnent lieu à une politique sociale appropriée. Il existe, dira-t-on, des lacunes dans notre système de sécurité sociale. Dans certains cas, on reconnaîtra aisément ces lacunes, puisqu’elles sont de commune renommée. Et pourtant, aucune mesure sociale concrète ne sera mise en place pour y remédier ou s’il en est une, elle sera nettement insuffisante. En d’autres termes, le problème de bien-être est reconnu, mais pour une raison ou pour une autre cette reconnaissance ne se traduit pas en actes. A toute fin pratique on ne reconnaît donc pas au problème de bien-être ainsi identifié le statut de problème social.  Dans d’autres cas, pour des motifs souvent idéologiques en apparence mais dans tous les cas pour des motifs très concrets, on ne voit tout simplement pas le problème de bien-être. Puisqu’on ne le voit pas, comment pourrait-on lui reconnaître le statut de problème social et lui appliquer en conséquence une politique sociale quelconque?

L’actualité nous fournit de nombreux exemples de semblables phénomènes. A un moment donné, par suite d’un évènement souvent fortuit, toute l’opinon publique est soudain saisie de tel ou tel problème de bien-être. Les détenus d’une prison réussissent- ils à déclencher une émeute et à saccager les lieux de leur détention… qu’on s’émeut brusquement des conditions de vie inacceptables qui leur sont imposées. Des travailleurs perdent ils la vie par suite d’un accident qui aurait pu facilement être évité si l’employeur avait respecté les normes de sécurité… qu’on découvre soudain le problème de la sécurité au travail des ouvriers, lesquels sont sous la dépendance de leurs employeurs quant à leurs conditions de travail et peuvent donc facilement se trouver à la merci d’employeurs pas nécessairement crapuleux mais simplement trop ambitieux. Les mineurs de l’amiante font-ils une grève centrée sur l’amiantose… qu’on est brusquement sensibilisé au problème des maladies industrielles. Découvre-t-on un cas pitoyable d’enfant soumis aux mauvais traitements de parents désaxés et la plupart du temps, eux-mêmes dans le plus grand désarroi… qu’on assiste à tout un pathos autour de la protection de l’enfance. Etc.   

Ces prises de conscience collectives sont la plupart du temps si soudaines qu’on a nettement le sentiment que le problème en question est tout nouveau, qu’il vient tout juste de surgir. En fait, la plupart de ces problèmes ont une origine très ancienne, aussi ancienne que le capitalisme, sinon aussi vieille que les sociétés civilisées elles- mêmes. D’ailleurs; beaucoup de ces problèmes ont pu déjà être amplement exposés par le passé et même donner lieu à des politiques sociales, pour ensuite retomber dans l’oubli en même temps que les politiques auxquelles ils avaient donné lieu tombaient en désuétude. Car il ne suffit pas qu’un problème de bien-être existe pour qu’il y ait problème social. Il ne suffit même pas que le problème de bien-être soit de commune renommée. Des mécanismes, et non pas seulement des sentiments, doivent être mis en branle pour que le problème de bien-être accède de plein- pied au statut de problème social, en donnant naissance à une politique sociale formelle.  

Dans d’autres cas disions-nous, on ne voit tout simplement pas certains problèmes de bien-être pourtant flagrants. Ce sont peut-être parce que les victimes de ces problèmes sont si écrasées qu’elles n’ont même pas la force de manifester. Ce peut-être aussi parce que ces problèmes nous sont aussi familiers qu’ils nous paraissent normaux. Et ce peut-être aussi parce que l’idéologie dominante à un moment donné dans la société nous interdit à toutes fins pratiques de voir certains de ces problèmes. Tel fut le cas par exemple des personnes aptes au travail jusqu’aux années 30 au moins. En effet, tant que l’idéologie libérale prévalut de façon quasiment incontestée dans notre société, c’est comme si on n’avait pas vu les nombreuses personnes aptes au travail, et qui travaillaient autant qu’elles le pouvaient chaque fois que l’occasion leur en était donnée les hommes n’étaient pas les seuls à travailler; femmes et enfants étaient durement mis à contribution, et qui pourtant étaient indigents. Selon l’idéologie libérale, une personne apte au travail ne pouvait se trouver dans une situation de besoin à moins de refuser de travailler par paresse ou pour tout autre motif aussi peu pardonnable. En pareil contexte, il ne pouvait donc être question de mettre en place des politiques sociales à l’intention de telles personnes. Si donc des travailleurs pauvres existaient de fait, ils ne constitueraient pas un problème social.  

Il est donc évident qu’il n’est pas suffisant qu’il y ait un problème de bien-être, quelque criant celui-ci fût -il pour qu’il y ait problème social. La reconnaissance sociale du problème de bien-être à titre de problème social est indispensable à son accession au statut de problème social. Or, il importe que nous nous arrêtions quelque peu sur ce processus de reconnaissance sociale des problèmes de bien-être. En effet, nous avons vu que dans le contexte actuel, cette reconnaissance ne pourra venir en définitive que de l’appareil étatique, puisque c’est lui qui par définition adopte et met en place les politiques sociales. Ceci signifie donc qu’il ne sera guère suffisant, par exemple, que l’opinion publique soit saisie d’un problème de bien-être quelconque et qu’elle en reconnaisse l’urgence, pour que ce problème de bien-être prenne rang parmi les autres problèmes sociaux.  Il faudra encore que ce sentiment généralisé fasse son chemin à travers les dédales de l’appareil étatique et réussisse surtout à faire bouger, de façon à ce qu’une mesure sociale soit adoptée. Or n’est-ce pas là essentiellement une question de pouvoir au sein de notre société, c’est-à-dire une question proprement politique : le pouvoir d’identifier le problème d’abord, car il ne suffit pas d’éprouver un problème de bien-être pour en connaître la nature exacte, l’origine, et par conséquent le remède approprié; le pouvoir aussi de saisir la société du problème, d’une façon ou de l’autre ce qui n’est pas donné à tous;  le pouvoir enfin d’agir sur l’appareil étatique, le pouvoir de le faire bouger. 

De fait, si nous regardons la réalité autour de nous, il est facile de constater que certaines personnes paraissent choyées par notre système de sécurité sociale, alors que leurs conditions de vie paraissent somme toute assez bonnes, tandis que d’autres personnes vivent dans le plus grand dénuement et ne profitent pratiquement pas de la protection des mécanismes de sécurité sociale. Ainsi, les travailleurs pauvres paraissent être ceux qui non seulement disposent des revenus du travail les plus faibles et les plus irréguliers, mais aussi ceux qui travaillent dans les conditions les plus pénibles, ceux qui sont le plus difficilement syndicables, ceux qui sont donc les plus exposés à l’arbitraire patronal, ceux qui sont les moins efficacement protégés par les organismes tels que la Commission des accidents du travail ou de la Commission du salaire minimum, ceux qui éprouvent le plus de difficultés à devenir admissibles à certains régimes  d’assurance-sociale tels l’assurance-chômage ou le régime des rentes, ceux pour qui de toute façon les prestations sociales seront le moins élevées puisque celles-ci sont généralement en fonction des revenus antérieurement gagnés…  

Inversement, certains autres citoyens dont les revenus sont les plus élevés toucheront certaines prestations sociales indépendamment du niveau de leur revenu actuel ou antérieur allocation familiales, prestations de la sécurité de la vieillesse; ils auront contribué à certains régimes d’assurance-sociale de façon non-proportionnelle par rapport à leurs revenus la cotisation est en effet progressive jusqu’à certain plafond seulement; ils auront néanmoins droit à des prestations compte tenu de leurs revenus antérieurs; ils auront pu cotiser à des régimes supplémentaires de sécurité sociale indirectement subventionnés cotisations déductibles d’impôt ; ils auront pu bénéficier pleinement de tous les services sociaux service de santé, d’éducation, de loisir que la société met théoriquement à la disposition de tous les citoyens, indistinctement, mais qui en fait impliquent des coûts indirects pour ceux qui veulent en bénéficier… En d’autres termes, ce sont les personnes pour qui les problèmes de bien-être paraissent les moins urgents qui sont les plus favorisées par les mécanismes de bien-être.

Pareille disproportion pourrait bien n’être que le résultat de maladresse, d’imperfections des mesures sociales que l’État ne demande pas mieux de corriger. Mais à partir du moment où on prend en considération que l’État n’est pas simplement cet appareil neutre recherchant automatiquement le plus grand bien-être général, mais qu’il est aussi le lieu où s’exerce le pouvoir politique, on est obligé de se demander si ces imperfections du système de bien-être ne sont pas aussi le résultat de la répartition du pouvoir au sein de la société. Certains problèmes de bien-être ne reçoivent-ils pas une prompte solution, sans même que ceux qui en souffrent n’aient été obligés d’en appeler à l’opinion publique? L’État lui-même ne prend-il pas souvent l’initiative de mettre en place des politiques sociales, sans que personne apparemment ne l’ait réclamé? Par opposition, certains autres problèmes sont flagrants et font l’objet de représentations constantes et pressantes auprès de l’État, et ne reçoivent pourtant jamais de solution…

Ces remarques sont capitales. Même si derrière tout problème social et par conséquent derrière toute politique sociale, on pourra normalement discerner un certain problème de bien-être, ce problème de bien-être est tout relatif et ne saurait être retenu comme l’élément déterminant. C’est la reconnaissance sociale du problème qui est déterminante. Et cette reconnaissance sociale est pour une bonne part une question de pouvoir au sein de notre société, plus spécifiquement encore, une question de rapport de force entre ceux qui subissent les problèmes de bien-être, quelques aïgus ou mineurs fussent-ils, et ceux qui détiennent le pouvoir de mettre en place des politiques sociales, c’est-à-dire ceux qui contrôlent l’appareil étatique.  Nous constatons donc qu’un problème social est beaucoup plus un phénomène de nature politique… un problème de pouvoir… qu’un phénomène d’ordre humanitaire… un problème de bien-être. Or voilà une dimension que l’idéologie du bien-être social ne nous permettait guère de soupçonner au départ. Elle nous suggérait que tout était affaire de générosité, de charité, d’humanitarisme, de simple contraction entre les plus favorisés et les plus démunis, alors que nous découvrons, sans même recourir à une analyse de notre société en termes de classes sociales, que c’est d’abord et avant tout une question de pouvoir, de rapport de force, d’opposition entre des intérêts distincts sinon divergents.


En effet, rien ne garantit que ceux qui éprouvent le problème de bien-être sont aussi ceux qui détiennent le pouvoir de reconnaissance sociale. Au contraire, ainsi que cela est bien connu des travailleurs sociaux qui ont à travailler tout particulièrement avec ces personnes, ce sont généralement les personnes les plus démunies qui détiennent le moins de pouvoir. Et nous devrions ajouter : elles sont démunies précisément parce qu’elles détiennent peu de pouvoir. La perception du problème, son urgence, ne sera pas la même selon qu’on l’éprouve soi-même, ou selon qu’on est simplement sollicité pour y apporter un remède : pour les uns, il s’agit dans un grand nombre de cas d’un problème de subsistance minimale, d’où le caractère pressant sinon impératif des demandes ; pour les autres, il s’agit d’une question de générosité, de don gratuit … ce qui exclut, n’est-ce pas, toute contrainte. Enfin, puisque la position des uns et des autres n’est pas la même au sein de la structure sociale, nous ne pouvons exclure la possibilité que ce qui pour les uns est un problème de bien-être fasse également problème pour les autres, mais pour des motifs tout autres qu’humanitaire : en pareil cas, ce n’est tout simplement pas le même problème qui est perçu par les uns et les autres.

Nous constatons donc que pour avoir une connaissance exacte de ce qu’est un problème social, de ce qu’est une politique sociale, nous devons examiner plus avant comment et pourquoi un problème de bien-être peut éventuellement accéder au rang de problème social. Or il est plusieurs façons par lesquelles les problèmes de bien-être des uns peuvent constituer des problèmes d’un autre ordre pour ceux qui détiennent le pouvoir politique dans notre société, lorsque ceux-là ne sont pas les mêmes que ceux-ci. Très sommairement, nous retiendrons ici trois modes principaux : le mode politique, le mode économique, et enfin le mode que nous qualifions de sociétal, faute d’un meilleur terme.

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