Au Compte-goutte - Mieux Comprendre Les Politiques Sociales, D'Hier à Aujourd'hui, 7ème Partie
La
manipulation idéologique des femmes
Si
notre examen de la question de l’abaissement de l’âge normal de la retraite
nous a permis de constater à quel point une telle mesure est ambivalente et,
par conséquent, se prête admirablement à la manipulation idéologique, nous ne
pouvons prétendre avoir mis en évidence, par la même occasion, un cas véritable
et patent de manipulation. Peut-être une telle manipulation a-t-elle déjà eu
lieu par le passé. Peut-être s’apprête-t-on présentement à effectuer une telle
manipulation, compte tenu des graves difficultés qu’éprouve notre économie.
Mais nous n’avons pu l’établir de façon irréfutable, car il eût fallu, pour ce
faire, procéder à une analyse beaucoup plus poussée des faits que ce que nous
pouvions nous permettre.
Avec
la question du travail des femmes, point n’est besoin de rechercher dans
l’histoire un tel cas de manipulation, puisque cette manipulation se déroule
présentement, sous nos yeux, sans que peut-être nous en soyons bien conscients.
Soulignons toutefois que cette manipulation idéologique ne s’opère pas
uniquement sous le couvert de la suggestion de l’idéologie dominante selon
laquelle le travail salarié
serait le critère de la normalité dans notre société. Les revendications
féministes couvrent un domaine beaucoup plus vaste que la seule question de la
participation normale et régulière de toutes les femmes à la main-d’œuvre. Mais
s’étonnera-t-on que parmi l’ensemble de ces revendications, ce soient celles
concernant le travail des femmes, le travail de toutes les femmes,
jeunes ou vieilles, qualifiées ou non, avec ou sans charge de famille, qui
paraissent avoir le plus de chances de se matérialiser?
D’abord,
rappelons-nous que vers la fin des années 60, on assista à une naissance
quelque peu étonnante des mouvements féministes. Depuis l’époque où les femmes
se sont battues pour conquérir le droit de vote entre autres choses, pareils
mouvements n’avaient jamais cessé d’exister. Beaucoup de revendications
féministes sont en effet tout à fait légitimes et tant qu’on ne les aura pas
satisfaites, on peut prévoir que de tels mouvements existeront. Mais c’est dans
la deuxième moitié des années 60 que ces mouvements commencèrent à avoir une
audience beaucoup large et à se montrer vraiment agressif dans certains cas.
C’est aussi à la même époque, plus particulièrement dans la première moitié des
années 70, que les gouvernements commencèrent apparemment à s’intéresser à ces
mouvements et même à les soutenir activement. Or ceci n’est pas indifférent
comme nous le verrons puisque c’est aussi à ce moment -là que les économies
capitalistes s’engagèrent dans une profonde dépression dont nous ne sommes d’ailleurs
pas encore sortis.
D’après
la commission royale d’enquête sur la situation de la femme au Canada, le
mouvement aurait d’abord commencé aux États-Unis et se serait vite étendu à
l’ensemble du Canada. En mars 1970 par exemple, cette commission dénombrait au
moins seize villes canadiennes, de Vancouver à Halifax. Ou au moins une cellule
du mouvement de la libération de la femme était active. Selon les termes mêmes
de cette commission, les groupes féministes d’aujourd’hui remettent la société
en question sur tous les fronts, depuis le domaine de l’éducation jusqu’à celui
de la publicité. Différentes en cela des premières féministes, celles
d’aujourd’hui, ou du moins quelques-uns de leurs groupes sont non seulement
réformistes, mais parfois révolutionnaires dans leurs objectifs, et préconisent
une métamorphose radicale des fonctions du mariage et de la famille. D’autres reconnaissent que
les aspects économiques… c’est nous qui soulignons… du problème sont
fondamentaux, et ce que ceux-ci supposent d’abord, pour les femmes, un droit
égal au travail, lequel, à son tour, ne peut reposer que sur un droit
égal à l’éducation.
Quelle
que soit la conjoncture particulière qui a favorisé cette brusque et quelque
peu étonnante recrudescence du mouvement féministe, il importe de souligner dès
le départ qu’il ne s’agit pas là d’un simple phénomène conjoncturel ou encore
d’un pur épiphénomène idéologico-politique. Au contraire, ces revendications
féministes qui, entre autres choses, préconisent une métamorphose radicale des
fonctions du mariage et de la famille, sont d’abord et avant tout suscitées par
les exigences du développement capitaliste des sociétés. Il ne nous appartient pas
d’en faire ici la démonstration, mais on doit savoir que le développement des
sociétés capitalistes ne peut s’effectuer sans entraîner d’importantes
mutations structurelles et notamment, l’éclatement de la communauté domestique.
On
a d’ailleurs qu’à considérer l’évolution de l’institution familiale depuis
l’origine des sociétés capitalistes pour constater qu’elle n’a cessé de se
rétrécir comme une peau de chagrin, passant de la famille élargie des sociétés
traditionnelles à la famille nucléaire des sociétés dites industrialisées,
et finalement à l’éclatement pur et simple qui serait en voie de se produire
sous nos yeux. Les raisons d’une telle
évolution sont multiples. Elles peuvent être d’ordre strictement économique,
ainsi que nous le verrons plus amplement par la suite. Elles peuvent aussi être
d’ordre idéologique, c’est-à-dire ici, de l’ordre des valeurs dont se réclame
une société donnée. Mais bien sûr, l’ordre idéologique lui-même n’est jamais
indépendant des fondements économiques et politiques de la société. Ainsi, la
communauté domestique repose essentiellement sur le principe de la solidarité
absolue entre les membres. À l’opposé, une règle fondamentale des sociétés
capitalistes est celle du chacun
pour soi. Il est donc inévitable que chaque fois que les règles
capitalistes, celles du chacun pour soi, étendent leur emprise dans la vie
concrète de la société, prétendant par exemple pénétrer au sein même de la
communauté domestique, les valeurs traditionnelles, telle la solidarité
familiale, doivent céder la place à de nouvelles valeurs, à une nouvelle
idéologie.
Le
mouvement idéologique en faveur de la libération de la femme, lorsqu’il est
ramené à la seule question du travail des femmes et à la mise au rancart conséquente
des solidarités familiales, doit donc être nécessairement considéré sous
l’angle de cette extension nécessaire de la règle du chacun pour soi en
contexte capitaliste. Mais ce n’est pas là l’aspect sous lequel nous voulons
d’abord nous arrêter. Ce qui nous intéresse en effet, c’est de voir comment
l’idéologie véhiculée par ces mouvements féministes réussit à légitimer ces
réaménagements institutionnels à tel point que ce sont souvent les personnes
qui risquent le plus d’être affectées qui les réclament, comme s’il s’agissait indiscutablement de choses
désirables pour elles-mêmes. C’est à ce type de phénomène que nous nous
référons essentiellement, lorsque nous parlons de manipulation idéologique.
Mais
comme nous l’avons déjà signalé, les militantes féministes ne furent pas les
seules responsables de cette renaissance soudaine. Dès le début des années 60,
la plupart des États capitalistes développés avaient entrepris de mettre en
place des structures ou des organismes destinés à analyser au moins la question
de participation des femmes à la vie sociale. C’est donc dire que si les
gouvernements n’ont pas eux-mêmes provoqué cette renaissance, ils n’ont pas
tardé à se donner les moyens de l’exploiter au besoin. Comme le souligne encore
la commission d’enquête sur la situation des femmes au Canada, les enquêtes
gouvernementales ou les organismes spécialisés qui furent mis en place
contribuèrent eux-mêmes à faire connaitre et à faire valoir les aspirations
des femmes. On doit donc se garder d’attribuer aux gouvernements une trop grande
innocence face à cette vaste offensive féministe à laquelle nous avons assisté.
Au contraire, au cours de la première moitié des années 70, la contribution des
gouvernements fut de plus en plus discrète et ouverte. Ici encore on doit
évoquer la dimension internationale, puisque cette contribution gouvernementale
fut loin d’être un fait isolé. En effet, dès 1972, l’assemblée générale de
l’O.N.U. proclamait que l’année 1975 serait l’année internationale de la femme.
L’objectif de cette proclamation était de promouvoir l’égalité des femmes et
des hommes et assurer la pleine
participation des femmes aux aspects économiques, sociaux et culturels
de la société. Cette initiative devait avoir d’autan plus d’impact que
c’est à l’échelle mondiale qu’on allait ressasser ces thèmes simultanément. Au
Canada seulement par exemple, deux-millions et demi de dollars ont été
attribués au Secrétariat d’État uniquement pour le financement des activités des
mouvements féminins durant cette seule année ; et ce n’est là qu’une partie
des multiples contributions gouvernementales… tant fédérales que provinciales,
directes mais aussi indirectes…qui favorisèrent au Canada le développement du
mouvement en faveur de l’émancipation des femmes.
C’est
donc dire que s’il y eut manipulation idéologique, il y eut probablement, par
la même occasion, manipulation politique. Nous devons donc non seulement
examiner comment l’idéologie de la libération de la femme peur déboucher sur
une forme de manipulation des personnes, principalement des femmes, mais aussi
être attentifs à la façon par laquelle l’appareil gouvernemental a pu profiter
de ce climat idéologique, qu’il avait lui-même contribué à créer, pour mettre à
exécution certaines de ses stratégies concernant notamment le travail des
femmes. Enfin, nous cherchons à clarifier la rationalité sous-jacente à tout
ceci du point de vue entre autres des intérêts capitalistes du moment.
Concentrons
donc d’abord notre attention sur l’idéologie féministe et certains de ses
effets, puisque c’est là ce qui nous intéresse au premier chef. Certes, nous
l’avons déjà mentionné, on a pu inscrire à peu près tous les domaines de la vie
en société et de la vie tout court à l’enseigne de la libération de la
femme : depuis l’éducation à la publicité, pour reprendre les
termes du rapport précité, en passant par des domaines aussi tabous que la vie
sexuelle libération sexuelle, ou encore apparemment aussi intouchables
que les liens matrimoniaux et la vie familiale. À l’analyse toutefois, de
nombreuses revendications féministes s’avèrent contradictoires. Même si
bon nombre de courants féministes s’appuyaient sur une logique impeccable, la
multitude des courants en présence réussissait malgré tout à semer la confusion
dans l’esprit de ceux et surtout celles à qui ces multiples vérités étaient
assénées simultanément et toujours aussi catégoriquement. Une caractéristique
du courant féministe consistait en effet à postuler la solidarité de toutes les
femmes du seul fait qu’elles sont des femmes, et ignorer par conséquent que des
femmes peuvent avoir des intérêts divergent par suite de leur situation sociale
spécifique par suite notamment de leur apparence de classe
respective.
Aussi
devons-nous nous montrer extrêmement circonspects face au qualificatif de révolutionnaire dont on affuble
volontiers tout ce malstrom idéologique, ou encore que s’attribuent très
spontanément et très fièrement certains courants féministes. Une véritable
révolution ne saurait s’effectuer dans la confusion. En outre, on ne saurait
parler de révolution lorsqu’une société procède simplement aux
ajustements structurels qui sont exigés par son processus de développement;
tout au plus pourrait-on parler de mutation, et encore… Par contre,
l’état de confusion des esprits est extrêmement propice à leur manipulation.
Quoi
qu’il en soit, il suffit de considérer attentivement les principales
revendications qu’on a pu formuler en se réclamant de la libération de la femme
pour constater que dans la presque totalité des cas, dans notre contexte social
tout au moins, celles-ci se ramenaient presque inévitablement à une question de
travail féminin. Et c’est précisément autour et à propos de cette
question du travail des femmes que devrait s’effectuer la manipulation, ainsi
que nous voudrions le montrer.
Voyons
d’abord, à l’aide de quelques exemples comment on peut partir d’énoncés
généraux pratiquement indiscutables pour finalement déboucher sur de
recommandations concrètes qui elles le sont au plus haut point.
Par
exemple, se situant au niveau individuel, on proclame l’égalité fondamentale de
tous les êtres humains et par conséquent, l’égalité de principe qui doit
exister entre hommes et femmes. On bannira donc avec la plus grande rigueur
toute forme de discrimination fondée sur le sexe. Plus concrètement, et c’est
là que cela commence à être contestable, les femmes devraient être traitées
exactement comme le sont les hommes. Tout traitement différentiel, sur le
marché du travail ou ailleurs, apparaîtrait en effet comme discriminatoire,
sinon comme sexiste. En outre, pour être vraiment égales aux hommes, les
femmes ne doivent pas être dépendantes, ni économiquement ni autrement, entre
autres dans le cadre du mariage. Plus concrètement, cela signifiera que la
femme devra avoir ses propres revenus, c’est-à-dire qu’elle devra travailler
(il s’agit ici d’une obligation) à défaut d’une fortune personnelle de façon à assurer
sa propre subsistance.
On
voit comment, partant du principe indiscutable de l’égalité de l’homme et la
femme, on aboutit finalement à imposer à toute femme, mariée ou non,
avec ou sans enfants, l’obligation d’assurer sa propre subsistance,
c’est-à-dire plus concrètement, l’obligation de travailler. D’un côté on
libère l’homme de l’obligation d’assurer la subsistance, sinon de sa femme tout
au moins de la mère de ses enfants. De l’autre, on fait peser sur les femmes
une obligation qui est sans doute égale et identique à celle qui pèse sur les
hommes, mais dont la plupart ne pourront de fait s’acquitter aussi
facilement que les hommes. En effet, il ne suffit pas de bannir la
discrimination dont sont victimes les femmes sur le marché du travail pour que
celle-ci disparaisse. En outre, il ne suffit pas de présumer qu’à l’avenir les femmes travailleront comme et
autant que les hommes, pour que cela soit. Même si on met en place le meilleur
réseau de garderies qui soit pour les enfants, les femmes devront tout de même
interrompe leur travail au moins au moment de leurs accouchements. De plus, il
se trouvera sans doute toujours des couples… hommes et femmes …pour croire que
leur rôle ne se limite pas à celui de géniteurs et qui refusent de caser
leurs enfants à la garderie, aussitôt nés, de façon à ne pas interrompe ou
simplement perturber leur activité productrice.
Par
conséquent, il suffit de s’y arrêter quelque peu pour constater que le principe
d’égalité dont on se réclamait au départ est essentiellement d’ordre
philosophique. Mais l’application concrète qu’on a pu lui donner dans le
contexte féministe comporte une bonne part de sophisme : la femme est un
être humain, tous les êtres humains sont égaux, donc la femme doit être traitée
exactement de la même façon que l’homme… En fait, tout en prétendant se
battre en faveur des femmes, on se trouve en réalité à légitimer des
pratiques sociales qui vont alourdir la charge qui pèse sur leurs épaules. Les
femmes se plaignent de ce qu’on ne reconnaît pas suffisamment l’utilité sociale
de leur rôle de mère. Les ménages avec
enfants éprouvent déjà des difficultés à vivre décemment sans le salaire
d’appoint de la mère. Au lieu d’alléger les charges familiales, au lieu de
reconnaître explicitement et positivement la contribution sociale du couple qui
décide d’avoir des enfants et qui par conséquent doit subir une diminution de
ses revenus ceci, abstraction faite du droit des couples qui le désirent
d’avoir des enfants, droit qu’on pourrait peut-être leur reconnaître, on prétend résoudre le problème en prenant des
dispositions visant à permettre aux femmes d’avoir des enfants sans
pour autant cesser de travailler. Dans les questions relatives au
travail, tout comme dans celles qui ont trait aux régimes matrimoniaux, c’est
la femme qui subit le plus de handicaps face à l’homme. Par conséquent réclamer
un traitement indifférencié pour les hommes et les femmes en s’appuyant sur un
principe philosophique mal intégré, c’est finalement non seulement aller à
l’encontre des intérêts bien compris des femmes, mais aussi à l’encontre de
cette égalité même qu’on souhaiterait instaurer.
Si
au contraire on se situe dans une perspective sociale et non plus individuelle,
alors on parlera plutôt d’assurer la pleine participation des femmes
aux aspects économiques, sociaux et culturels de la société, pour
reprendre une fois de plus la formulation par l’O.N.U. d’un objectif de l’Année
internationale de la femme. Ici, il est assez facile de prévoir comment on
pourra s’appuyer sur cet énoncé de principe tout aussi indiscutable pour
finalement tout ramener à la seule question de la participation à part entière
des femmes au marché du travail. On doit signaler toute fois au moins deux
approches convergentes, mais non moins distinctes à la question.
Il
y a d’abord l’approche qui met l’accent exclusivement sur l’intérêt de la
collectivité, passant pratiquement sous silence l’intérêt spécifique des
individus, c’est-à-dire ici les femmes. Par exemple, la Commission royale
d’enquête sur la situation des femmes au Canada souligne dans son rapport que
son mandat précisait que le plein emploi des ressources humaines est dans l’intérêt de la nation et qu’en conséquence, elle a essayé d’analyser dans quelle mesure le Canada
développe et utilise les compétences et les aptitudes des femmes. En d’autres
termes, le problème de la libération de la femme du point de vue de la
collectivité se ramènerait à une question d’utilisation maximale de toutes les
ressources humaines disponibles pour la production, les femmes constituant
précisément une réserve de main-d’œuvre mal ou insuffisamment exploitée. En facilitant l’accès des femmes au marché du
travail ou encore en facilitant leur accession à des postes qui correspondent à
leur compétence, non seulement comblerait-on leurs aspirations…dimension
individuelle… mais c’est toute la collectivité nationale… hommes et
femmes, enfants, adultes ou vieillards… qui s’en porterait mieux puisqu’un plus
grand nombre de personnes au sein de la société seraient actives, c’est-à-dire contribueraient directement à la
production d’une quantité plus grande de biens et de richesses.
C’est
là évidemment un type de préoccupation propre à un ministre de la main-d’œuvre,
et plus généralement, à un gouvernement. Mais les ministres et les
gouvernements ne sont pas seuls à avancer ce genre d’arguments. Ainsi, nous
pouvons lire sous la plume de la secrétaire de la C.G.T. française, une grande
centrale syndicale de tendance communiste, l’affirmation suivante :
La correspondance entre la
nécessaire émancipation des femmes et l’intérêt national apparait plus
clairement à notre époque. En freinant l’accès des femmes au travail, aux emplois
les plus qualifiés, aux postes de responsabilités diverses, nous assistons à un
gâchis incroyable des intelligences, de l’initiative, des talents, pour le plus
grand préjudice de la collectivité. En luttant pour leur émancipation, les
femmes combattent pour tous.
Ici
encore, nous nous trouvons en présence d’une affirmation globalement
indiscutable. Elle pourra donc être pratiquement efficace. Beaucoup de
gens, hommes ou femmes, mordront à l’appât. En pratique toutefois, pour
apprécier de façon juste et exacte toute la question, il faudra voir dans quel
contexte spécifique et de quelle façon la réserve de main-d ’œuvres représentées
par les femmes sera mise à contribution. Nous avons maintenant appris à nous
méfier de toute affirmation à l’emportepièce qui postule une adéquation absolue
entre le plus grand intérêt collectif et le plus grand bien-être individuel.
Nous y reviendrons donc plus loin. Mais nous disposons là d’une indication
précieuse sur les objectifs réels des gouvernements, lorsqu’ils se font les
promoteurs de la libération de la femme. Pour les gouvernements, la libération
de la femme pourrait bien n’être qu’une vaste stratégie d’emploi admirablement
bien camouflée derrière les aspirations individuelles des femmes en tant
que femmes.
L’autre
approche, tout en se situant dans une perspective
sociale globale, ne perd justement pas de vue l’intérêt spécifique des
femmes dans la question. Selon cette autre approche, le problème de
l’émancipation des femmes ne
résulte pas uniquement de ce que la femme n’est pas l’égale de son mari au sein
de la famille ou encore de ce que ces capacités productives ne sont pas
exploitées comme elles ou autant qu’elles le devraient. Le problème
proviendrait surtout de ce que la femme qui ne travaille pas est en quelque
sorte marginalisée, et qu’elle est de ce seul fait infériorisée… Elle ne
participe pas pleinement à la vie sociale, parce qu’elle ne participe pas
pleinement à la vie économique, c’est-à-dire, plus concrètement, parce qu’elle
n’a pas d’activité économique rémunérée. En conséquence, les femmes
entreprendront de se libérer de la prison domestique où on les a trop longtemps
maintenues jusqu’ici pour prendre pied dans le vrai monde, c’est-à-dire le
monde du travail. Et c’est par ce biais que nous retrouverons cette idée que
nous avons déjà rencontrée : le monde de la normalité ne peut être
autre chose que le monde du travail, du travail rémunéré s’entend,
pour ne pas dire du travail salarié. Pour être normales, les
femmes doivent travailler. Elles ne peuvent se contenter de donner
naissance à des enfants, de voir à leur entretien et à leur éducation, non plus
d’assumer les multiples tâches aussi bien domestiques que sociales
qu’impliqueraient ces lourdes responsabilités.
On
aura noté que le problème ici en est un de statut social en quelque
sorte. Il a trait au rôle attribué à une personne dans la société et à l’utilité
socialement reconnus de ce rôle. Le rôle de la femme au foyer n’étant
plus désormais reconnu comme socialement utile, il est indispensable que la
femme, comme tout être humain normal, ait la possibilité d’accéder à un
statut social normal :
La place infériorisée des
femmes dans le travail, la famille, et la société, liée à une conception
rétrograde du rôle de la femme fait de la condition féminine un
grand problème de notre époque reconnu aujourd’hui comme une grande question
nationale. Ceci est la conséquence d’une réalité que plus personne ne peut
ignorer, à savoir;
La volonté de plus en plus
partagée par les femmes de mettre un terme à un statut social qui les
infériorise.
Leur participation massive et
indispensable à la vie économique du pays.
Leur refus de voir se
prolonger la situation discriminatoire qui est la leur en matière d’emploi, de
salaires, de formation professionnelle et de promotion.
Leur désir d’engager la lutte
avec leurs organisations pour mettre fin à cette situation.
Dans
cette perspective, le travail des femmes n’est pas tant l’objectif ultime qu’un
moyen pour elles de reconquérir un statut social normal.
Il
nous est maintenant facile d’entrevoir la part sophisme que comporte ce
raisonnement. Nous y discernerons en effet de façon évidente l’affirmation
d’une adéquation exacte et absolue entre le monde du travail rémunéré et
le monde de la normalité. Nous en avons déjà montré le caractère
artificiel. Mais plus spécifiquement, dans le cas présent, il est facile de
voir que tout ce raisonnement tend à nous faire croire que les seuls rapports
sociaux valables et légitimes qu’une personne puisse avoir sont ceux qui
résultent de la vie économique. Point de place dans cette vision des choses
pour des rapports sociaux fondés sur la communauté, la solidarité, la
fraternité… il n’y a de place que pour les rapports économiques, c’est-à-dire
les rapports de production, c’est-à-dire encore, pour la majorité des
personnes, les liens salariaux. Puisque le problème paraît en être un de
valorisation, c’est-à-dire de reconnaissance sociale de l’utilité et
de l’importance des fonctions qu’assume la femme qui choisit d’avoir des
enfants et de les éduquer, on pourrait penser qu’une solution pourrait
consister non pas à envoyer massivement les femmes sur le marché du travail,
mais plutôt à reconnaître formellement et à
revaloriser leur rôle au sein de la communauté domestique. N’est-ce
pas par exemple cette idée qui se cache timidement derrière cette revendication
d’un salaire.
En
parlant de salaire, on se situe toujours sur le terrain économique.
Pour
la femme au foyer? Mais, répond-on péremptoirement, cette solution est
impensable, parce qu’elle procède d’une conception rétrograde du rôle de la
femme…
Il
nous parait abusif de restreindre les éléments significatifs de la vie de
l’homme ce qui inclut aussi les femmes aux seuls rapports qu’ils nouent
entre eux à l’occasion de leur activité productive. Ultimement, ce qui nous
parait visé par ce raisonnement, ce sont les rapports de solidarité…
c’est -à-dire des rapports dont le fondement n’est pas d’abord et avant
tout économique… qui peuvent naître entre homme et femme, qui peuvent
les unir l’un à l’autre de même qu’à leurs enfants, sans que le fondement de
cette union et de cette solidarité repose sur des intérêts matériels et
égoïstes. En d’autres termes, ce qui nous parait visé, c’est l’institution
familiale et surtout, les rapports de solidarité, les rapports non économiques,
les rapports non marchands qui peuvent encore subsister en son sein.
On
constate donc la prépondérance de l’idéologie dominante dans notre société au
moment actuel, au sein de cette approche. Il fut un temps, qui n’est pas si
éloigné, où le rôle de la femme au foyer était socialement valorisé. À cette
époque, la place de la femme était au foyer. Mais il importe de se rendre
compte que cette reconnaissance n’était pas uniquement idéologique. Certes,
elle n’était pas directement rémunérée pour ses activités; mais il existait
tout de même une reconnaissance économique de son rôle : d’une
part, les revenus du mari devaient normalement… en pratique c’est une
autre affaire; les femmes appartenant aux classes sociales les moins favorisées
ont de tout temps été contraintes de travailler… assurer non seulement la subsistance du mari lui-même,
mais aussi celle de sa famille; d’autre part, en vertu du régime de communauté
de biens, par exemple, la moitié des gains du mari revenaient de droit à la
femme même si c’est le mari qui assurait
la gestion de la communauté pendant la durée du mariage. En d’autres
termes, l’homme était obligé de pourvoir aux besoins et au bien-être de sa
femme. Cette obligation perdurait même au-delà de sa mort, soit sous forme de réserves
au profit de la femme à même les biens de sa succession, soit encore sous forme
de rente de veuve prévue par les mécanismes de la sécurité sociale. C’est donc dire que la contribution de la
femme à l’enrichissement de la communauté était reconnue de façon très
concrète.
De
nos jours, ce rôle n’est plus valorisé et par conséquent dévalorisant
nous dit-on. Mais force nous est de reconnaître que le mouvement en faveur de
la libération de la femme, en centrant toute l’attention sur les seuls revenus
qu’une femme peut toucher au cours de sa vie, et en associant de manière
absolue travail salarié et normalité, a largement contribué
encore à dévaloriser ce rôle traditionnel
de la femme.
Si
nous nous en tenons au strict plan des valeurs, ce raisonnement risque beaucoup
plus de susciter des problèmes de conscience pour bon nombre de femmes que de
leur libérer l’esprit. En effet, malgré cette dévalorisation de
leur rôle traditionnel, les femmes ne cesseront pas d’avoir des enfants.
Elles ne voudront pas se limiter au rôle de reproductrices ou encore de pondeuses,
ainsi qu’on a pu le dire en milieu féministe. Elles voudront assumer leur
maternité de façon responsable, conjointement avec leurs maris, faut-il espérer.
Mais dans la mesure où ce rôle traditionnel
et rétrograde ne sera plus reconnu socialement, ne doit-on pas craindre
que ces femmes paieront désormais chèrement les joies de la maternité? Ce
courant idéologique ne crée-t-il pas en définitive des conditions propices à
l’accroissement de l’exploitation de la communauté domestique, conformément à
la tendance propre des sociétés capitalistes?
Car
nous ne pouvons limiter notre critique de ce raisonnement au seul niveau
individuel. Ce raisonnement a en effet pour résultat de légitimer la
rationalité capitaliste de notre société. C’est en effet une caractéristique
des mécanismes du marché d’ignorer pratiquement ce qu’on appelle les
coûts de la reproduction, c’est-à-dire notamment les coûts
d’entretien, de reproduction physique et de formation de la force de travail. D’où
la nécessité d’une prise en charge sociale de ces coûts. Mais est-ce à
dire, parce que les mécanismes du marché ne la prennent pas en compte, que la
reproduction de la force de travail n’a pas une importance économique
fondamentale? N’est-il pas absurde de suggérer que des femmes qui cessent de travailler pour avoir des enfants cessent du même
coup de participer pleinement aux aspects économiques, sociaux et culturels de la société? C’est
pourtant ce que suggère ce raisonnement féministe : et s’il rend possible une meilleure
exploitation de la main-d’œuvre féminine, les sociétés capitalistes développées
devront sans doute reconnaître ses effets néfastes à long terme puisqu’il
est loin de favoriser le rétablissement du taux de natalité à un niveau
acceptable.
Mais
nous ne pouvons pas nous en tenir au seul plan des valeurs et des
contradictions qu’elles comportent face aux exigences de la vie concrète. Nous
avons déjà signalé que déjà du temps où la place de la femme était normalement
au foyer, bon nombre de femmes étaient de fait tenu de travailler
de façon à assurer un minimum de bien-être à la famille. Nous pouvons donc
légitimement craindre qu’encore aujourd’hui, cette obligation de travailler que désormais on voudrait imposer à
toutes les femmes indistinctement ne pèsera pas du même poids sur toute et
chacune d’entre elles. Nous ne pouvons notamment faire abstraction de
l’appartenance de la classe des femmes concernées, ainsi que nous y invite
l’idéologie féministe. Il est indispensable d’examiner la question d’un peu
plus près et surtout, de façon beaucoup plus nuancée.
D’abord,
nous avons déjà souligné que lorsqu’on parle de travail dans le contexte
de la libération de la femme, on se réfère systématiquement et exclusivement au
travail rémunéré, c’est-à-dire à toute fin pratique, à un travail
salarié. Nous retrouvons là d’une part l’idée que la normalité réside
exclusivement sur le terrain du travail salarié. D’autre part cette idée
débouche sur une vision dichotomique de la réalité sociale. Il existerait deux
univers distincts et autonomes, celui du normal et de l’anormal.
La femme aspire à la normalité, et c’est pourquoi elle souhaite pouvoir
travailler de la même façon que l’homme.
Mais
cela implique que la femme au foyer vit dans un univers séparé de celui de
l’homme. De fait l’idéologie de la libération de la femme oppose l’univers
domestique, la vie domestique ou encore l’économie domestique comme on a
pu dire à certaines époques, l’univers réel, à la vraie vie, à la vie
économique, comme si ces deux univers pouvaient exister l’un sans
l’autre. L’objectif serait de sortir la
femme de l’économie domestique, ou elle serait véritablement emprisonnée,
pour la faire entrer de plain-pied dans la vie économique. Mais ne se
pourrait-il pas que le résultat obtenu ne soit pas tant de libérer hommes et
femmes de nécessités et contraintes de la vie domestique que de mieux intégrer
l’économie domestique à l’économie tout court ou, encore, de faire entrer au
sein de la communauté domestique elle-même les règles de fonctionnement…
notamment le critère de la plus grande rentabilité… de la vie
économique?
Selon
cette vision des choses, le travail domestique, c’est-à-dire non seulement
l’entretien de la maison, mais aussi et surtout l’entretien et l’éducation des
enfants, n’est pas considéré comme un travail parce qu’il n’est pas rémunéré.
Commentaires
Publier un commentaire