Au Compte-goutte - Mieux Comprendre Les Politiques Sociales, D'Hier à Aujourd'hui, 6ème Partie


Une illustration : les retraités et la normalité

En ce qui concerne la question de la mise à la retraite des travailleurs âgés, il faut d’abord que nous nous attaquions à un mythe bien entendu, la sécurité sociale contribuant elle-même de façon non négligeable à l’entretenir par ses divers programmes destinés aux personnes ou plus spécifiquement aux travailleurs âgés. Ce mythe est celui de la retraite confortable, sinon dorée.

Selon cette croyance, la retraite serait le moment dans la vie d’un travailleur ou celui-ci, après avoir trimé dur pendant de longues années, peut légitimement se reposer et enfin jouir de la vie. On regrettera parfois que ce repos bien mérité ne survienne qu’au terme de la vie du travailleur, c’est-à-dire à un moment où ses facultés de jouissances sont amoindries par l’âge sinon annihilées par la maladie. Mais l’institution de la retraite ne tend guère à contester l’obligation fondamentale de travailler qui est imposée à toute personne valide. Au contraire, la retraite doit avoir été méritée par une vie laborieuse précisément. Et on mettra sans hésitation au crédit de l’humanitarisme notre société cette dispense qu’elle accorde à ceux qui l’ont bien mérité, précisément au moment où le travailleur risque de devenir pénible sinon impossible pour eux.

Dans ce contexte, toute proposition tendant à baisser l’âge normal de la retraite ne pourra paraître que sous un jour favorable aux yeux de l’ensemble de la population, et tout particulièrement aux yeux de premiers concernés. En effet, pour la majorité des travailleurs, le travail est pénible, contraignant, et parfois même abrutissant à tout âge. Et s’il est une chose, peut-être le travail devient-il moins pénible au fur et à mesure que le travailleur avance en âge, dans la mesure où l’expérience et l’ancienneté notamment lui ont progressivement permis d’accéder aux postes les plus intéressants et les mieux rémunérés. Mais quoi qu’il en soit, tout travail salarié, aussi gratifiant fût-il, résulte toujours d’une contrainte et chacun aspire plus ou moins confusément au moment où il pourra enfin faire ce qu’il aime, quand il le désire.

Cette aspiration plus ou moins consciente à la retraite est donc quasi universelle. Et les partis politiques, entre autres, s’appuyant sur les désirs qui leur sont exprimés par les électeurs eux-mêmes, ne manqueront pas d’exploiter au maximum tout potentiel électoral d’un tel thème. Qui plus est, en période de dépression économique comme celle que nous traversons ce thème devient d’autant plus populaire auprès des travailleurs que d’une part, une forte proportion d’entre eux… souvent parmi les plus jeunes… sont contraints au chômage, tandis que d’autre part, les travailleurs plus âgés qui par malheur ont perdu leur emploi sont aussi ceux qui éprouveront le plus de difficultés à se recaser. L’abaissement de l’âge à la retraite serait donc un moyen commode d’alléger quelque peu le problème de chômage… les travailleurs plus jeunes pourront accéder aux postes libérés par ceux qui auront pris leur retraite… tout en favorisant les travailleurs plus âgés qui risquent eux aussi de se retrouver sans emploi, pour une période prolongée, mais sans protection sociale adéquate. En autant que la mise à la retraite ne soit pas obligatoire, l’abaissement de l’âge auquel les travailleurs peuvent toucher les bénéfices prévus pour la retraite ne peut donc qu’être bénéfique pour tout le monde. Au plan social, ce qui devait de toute façon être versé sous forme de prestation d’assurance -chômage ou d’assistance sociale sera désormais tout simplement versé sous forme de prestation de retraite.         


Mais pour que de telle mesure soit vraiment avantageuse, tant pour les travailleurs immédiatement concernés… ceux qui prennent leur retraite … que pour l’ensemble des travailleurs, il est indispensable que la mise à la retraite soit volontaire et non imposée. De nombreux motifs militent en faveur du caractère non contraignant de la mise à la retraite. Par exemple, on connaît bien l’effet psychologique néfaste que produit sur le retraité la constation brutale que désormais il n’est plus bon à rien, qu’il a été mis à l’écart de tout ce qui est important dans la vie de la société et des hommes, qu’il ne lui reste plus qu’à attendre la mort, patiemment, et le plus agréablement possible. Mais malgré toutes les raisons imaginables, le principal motif demeure essentiellement d’ordre économique. En effet, le travailleur âgé décidera volontairement de prendre sa retraite s’il est assuré que sa vie de retraité sera au moins enviable que sa vie de travailleur actif. Si ses économies accumulées, ajoutées aux différentes prestations de retraite auxquelles il aura droit, ne lui garantissent pas un niveau de bien-être satisfaisant, au moins comparable à celui dont il jouit comme travailleur actif il aura tout intérêt à conserver son emploi aussi longtemps qu’il sera physiquement capable de l’occuper. S’il est malgré tout contraint de prendre sa retraite, alors celle-ci équivaudra à toutes fins pratiques à un congédiement, même si elle ne sera pas désignée comme un congédiement, même si elle ne sera pas vécue par le travailleur comme un congédiement. 

Nous touchons ici presque du doigt le mécanisme par lequel l’idéologie opère pour masquer à un individu la nature exacte de ce qu’il vit.  La retraite forcée n’apparait pas comme un congédiement au retraité d’abord parce que ce n’est pas le mot congédiement qui sert à la désigner. En effet, si le retraité avait été congédié, sa situation serait celle du chômeur. Et si tel était le cas, il relèverait administrativement de l’assurance chômage, et non de la sécurité de la vieillesse, ou de la régie des rentes, ou de tout autre organisme s’occupant des personnes âgées, comme c’est le cas. Ne correspondant pas à la catégorie administrative chômeur, le retraité ne se considère donc pas comme un chômeur. Ceci ne l’empêchera pas pour autant de se chercher activement du travail dans le but de compléter les ressources insuffisantes que lui procurent les différents régimes de sécurité sociale auxquels il a accès.    Deuxièmement, le retraité peut d’autant plus difficilement jeter un regard critique sur le sort qui lui est ainsi fait, qu’il aspirait lui-même, plus ou moins confusément au repos bien mérité, à la retraite. N’a-t-il pas obtenu ce qu’il souhaitait ?

En outre, il lui est pratiquement impossible de se rebeller contre son employeur qui lui a ainsi accordé sa retraite d’autorité puisqu’ ayant atteint l’âge normal de la retraite, il est normal qu’il prenne sa retraite, il est normal que son employeur le mette à la retraite. On aura noté ici le déplacement des termes : le qualificatif : normal porte d’abord sur l’âge auquel, habituellement c’est-à-dire normalement, les travailleurs prennent leur retraite; par un glissement imperceptible, le qualificatif porte finalement sur une situation, sur une pratique. Ce glissement permet de normaliser une pratique et tout individu est malvenu d’invoquer ses goûts ou ses préférences personnels pour contester la normalité socialement consacrée. C’est donc dire que même si en fixant un âge donné comme âge normal de la retraite, on n’entend pas faire de cet âge l’âge obligatoire de la retraite, même si on permet par exemple à un individu de cumuler les prestations de sécurité de la vieillesse avec des revenus provenant d’un travail, dans les faits, sauf exception, cet âge deviendra l’âge automatique c’est-à-dire à toutes fins pratiques, obligatoire de la retraite en raison de ce  glissement qui s’opère et la normalisation d’une pratique qui en résulte.

Enfin, même si malgré tous ces obstacles, le retraité trouve encore la force de se plaindre de son sort, il trouvera bien peu de sympathie pour sa cause auprès de ses ex-collègues, c’est-à-dire auprès des travailleurs plus jeunes qui n’ont pas encore atteint l’étape de la retraite. En effet, eux aussi sont victimes de l’effet idéologique. Le retraité qui se plaint apparaîtra donc comme un privilégié… puisqu’il est formellement dispensé de l’obligation de travailler… qui malgré tout à l’audace de se plaindre. Qui pis est, les travailleurs plus jeunes n’ont-ils pas tous les motifs de se réjouir de ce que les plus âgés leur cèdent enfin la place, fût-ce même sous l’effet de la contrainte patronale? On constate donc, par surcroît, que l’établissement de l’âge normal de la retraite… quel qu’il soit… a aussi pour effet de diviser les travailleurs entre eux. Dès qu’un travailleur atteint l’âge fatidique, il n’appartient plus à la classe des travailleurs salariés, mais à la catégorie administrative des retraités et ce, même s’il réussit à se trouver un nouvel emploi. Même si les intérêts des travailleurs et des retraités sont intimement liés… ne serait-ce que parce qu’un jour les travailleurs seront eux-mêmes des retraités… il est extrêmement difficile de développer une attitude solidaire sur cette base. 

En fait, toutes ces réflexions nous amènent à nous demander si oui ou non la retraite résulte d’un choix délibéré de la part des travailleurs concernés ou si au contraire, dans la majorité des cas, les travailleurs ne sont pas contraints de prendre leur retraite. Si en effet, le sort des retraités est si enviable dans notre société que les travailleurs n’hésitent pas à faire volontairement le saut le moment venu, toutes nos réflexions perdent leur pertinence.

À cet égard, nous ne disposons malheureusement pas de données relatives à la population canadienne. Mais nous pouvons présumer que la situation ici ne diffère pas sensiblement de celle qui existe aux États-Unis. Or, une enquête qui a été effectuée auprès des bénéficiaires de la sécurité sociale a révélé que sept travailleurs sur dix n’auraient pas pris leur retraite volontairement. Aussi surprenante qu’elle puisse paraître, cette constatation peut toutefois facilement se comprendre si on sait que d’une part, les bénéfices publics de sécurité sociale à l’intention des personnes âgées ou travailleurs retraités ne couvrent qu’un strict minimum qui est par définition insuffisant…  En effet, si ces bénéfices publics étaient trop généreux, les travailleurs actifs seraient beaucoup moins fortement incités à trimer dur dans le but d’épargner en prévision de leur retraite, de façon à avoir des revenus additionnels par rapport à ceux des régimes publics…et d’autre part. La majorité des travailleurs ne bénéficient pas de plans de retraite privée…  Ceux-ci constituant la façon la plus habituelle pour les travailleurs d’épargner en prévision de leurs vieux jours. Aux États-Unis encore une fois on a constaté que c’est surtout dans les grandes entreprises, où le taux de syndicalisation ainsi que les niveaux de rémunération sont élevés, qu’on trouve généralement des plans de retraite privée, complémentaire des régimes publics. Par ailleurs, là où la portion de travailleurs âgés ou encore de femmes est élevée, on trouvera beaucoup moins fréquemment de régimes privés complémentaires.    

Mais en même temps si nous disposons de données aussi précises en ce qui concerne la situation des travailleurs à la retraite au Canada, nous avons néanmoins de nombreux indices qui nous permettent d’affirmer que le sort de nos personnes âgées est loin d’être enviable. Ici comme aux États-Unis dans la majorité des cas, la retraite ne doit pas être volontaire.

Reportons-nous par exemple à notre graphique 1. Nous constatons que c’est précisément dans les catégories d’âge de 65à69 ans …l’âge normal de la retraite étant actuellement de 65 ans… et de 70 ans et plus qu’on trouve le plus de personnes seules ou de familles à faibles revenus. Puisque normalement les différents régimes de sécurité à l’intention des personnes âgées où des travailleurs retraités commencent à agir à partir de 65 ans, on aurait pu s’attendre à ce que la situation relative des personnes âgées de 65 ans et plus se stabilise, comparativement aux autres catégories d’âges. Or tel n’est pas le cas :  à mesure que les familles où les personnes seules avancent en âge, leur situation relative ne cesse de se détériorer. C’est donc un indice très probant de l’insuffisance des mécanismes de sécurité prévus à l’intention de ces personnes.

Si maintenant nous comparons la situation relative des personnes seules à celle des familles, et ce, quelle que soit la catégorie d’âge, nous constatons que la position des personnes seules semble être toujours moins favorable que celle des familles. Ici, nous sommes obligés d’avancer une hypothèse : cela pourrait-il dépendre du fait qu’au sein d’une famille, il peut y avoir au besoin plus d’un gagne-pain, tandis que la personne seule est pratiquement condamnée à vivre des seules des mécanismes de bien-être dès qu’elle est privée des revenus provenant de son travail? Cela confirmerait l’insuffisance des mécanismes de sécurité sociale, quelque soit l’âge considéré, et l’importance primordiale du travail comme source de bien-être pour les personnes seules, y compris pour les personnes qui ont déjà atteint l’âge normal de la retraite.





Cette hypothèse accessoire d’une certaine solidarité familiale comme source de sécurité additionnelle pour les personnes paraît d’ailleurs être confirmée par le fait que, abstraction faite de la catégorie des 14 à 24 ans, la situation des personnes seules ne cesse de se dégrader au fur à mesure qu’elles avancent en âge, tandis que ce phénomène ne commence à se manifester pour les familles qu’à partir de la catégorie de 55-64 ans. Plusieurs facteurs pourraient être invoqués pour expliquer cette différence dans l’évolution relative de la situation des personnes seules et des familles. Mais nous ne pouvons ignorer le fait que c’est lorsque les couples atteignent l’âge de 55 ans et plus que les enfants semblent devenir autonomes par rapport à leurs parents. Or les enfants, ou plus exactement les adolescents peuvent constituer une source de revenus au sein des familles, sans qu’on puisse toutefois connaître l’importance relative de leur contribution. Le départ des enfants entraînera donc un rétrécissement de cette solidarité familiale à laquelle nous faisions allusion, d’où l’accentuation de la vulnérabilité économique des travailleurs dont l’âge est déjà source de problèmes. D’autre part, il semble que c’est aussi autour de l’âge de 55 ans que la proportion relative des personnes seules et des familles commence à évoluer de façon significative. En effet, même si on peut noter à l’aide de notre graphique 1 une proportion non négligeable de personnes seules à faible revenu dans la catégorie 45-54 ans près de 30%, il faut savoir par ailleurs que seulement 5% des personnes dont l’âge est inférieur à 55 ans vivent seules. Toutefois, ainsi qu’on peut le constater à l’aide de notre graphique 2, la proportion des personnes seules augmente rapidement à partir de 55 ans, dans le groupe des femmes en particulier. Or ces constatations nous amènent à nous demander si vers l’âge de 55 ans ne se produirait pas un phénomène de substitution d’une main-d’œuvre féminine à la main-d’œuvre masculine. Avant 55 ans, selon le principe de la solidarité familiale, la femme pourrait apporter un revenu d’appoint au revenu du mari, selon les besoins de la famille ainsi que selon les limites que lui imposent les charges familiales. Mais à partir de 55 ans, il arriverait plus fréquemment que l’homme soit carrément mis à l’écart du marché du travail. La femme prendrait dès lors seule la relève d’autant plus qu’elle n’a plus charge d’enfant, mais son revenu ne suffirait pas à couvrir les besoins minimaux du couple. Ceci pourrait constituer un facteur explicatif parmi bien d’autres de cette constatation que nous avons déjà rapportée, selon laquelle ce serait dans les industries où les salaires sont les moins élevés et ou la proportion de travailleurs âgés et de femmes est la plus élevée qu’on trouve le moins fréquemment de régimes complémentaires de retrait… La femme, qui est généralement plus jeune que son mari, assumerait en partie le coût de la retraite forcée de son mari.
 
Mais quoi qu’il en soit de toutes ces hypothèses, un certain nombre de faits nous paraissent clairs. D’une part, les travailleurs ont de nombreux motifs de souhaiter l’avènement de leur retraite et par conséquent l’abaissement de l’âge normal de la retraite. Mais lorsqu’ils accèdent finalement à l’état de rêve, leur situation matérielle, dans la plupart des cas, loin de s’améliorer, se dégrade. Loin d’être libérés de l’obligation de travailler, en raison de l’insuffisance de leurs revenus disponibles, ils chercheront souvent eux-mêmes un nouvel emploi, dans le but de maintenir leurs revenus à un niveau acceptable. Et en pareil cas, le choc sera évidemment brutal : s’ils ont la chance exceptionnelle de dénicher un quelconque emploi, les conditions de travail qui leur seront offertes n’auront rien de comparable avec celle de l’emploi qu’ils détenaient au moment de leur retraite; mais ils n’en seront pas moins devenus du jour au lendemain du cheap labour. Et si ces travailleurs sont mariés, les chances sont grandes que l’obligation de travailler à laquelle ils étaient soumis avant leur retraite soit simplement déplacée, de façon à peser désormais également sur leur conjoint. Notre société ne libèrerait donc pas aussi facilement ni aussi totalement les travailleurs…leur conjoint… de l’obligation de travailler. Et sile travailleur est seul, ou si ni lui ni son conjoint ne peuvent compléter les ressources minimales dont ils disposent, il devra se résigner, en silence, au sort misérable qui lui est ainsi fait.

Mais il n’en demeure pas moins qu’il existe dans notre société un âge normal de la retraite et que parallèlement à cette institution de la retraite, des programmes très coûteux de sécurité sociale ont été mis en place. Se pourrait-il que cette institution et ces programmes soient uniquement le résultat des réclamations répétées de l’ensemble des travailleurs? Se pourrait-il qu’une rationalité ait présidé à la mise en place de ces programmes?

La question mérite d’autant plus d’être posée que, par exemple, au cours de la deuxième moitié des années 60 on a assisté au Canada à un abaissement progressif de l’âge de la retraite, de 70 à 65 ans, et à la mise en place d’un régime public de rentes, sans que puisse vraiment identifier une pression très forte des travailleurs dans ce sens. En outre, il faut savoir que très souvent, les régimes privés de retraite, là où ils existent, n’ont pas été sollicités par les travailleurs concernés, mais ont plutôt été offerts unilatéralement… d’autorité en quelque sorte… par les employeurs. Pour que des capitalistes prennent l’initiative d’offrir un bénéfice marginal additionnel à leurs employés, on peut présumer que derrière une telle mesure se cache peut-être un avantage à plus long terme pour eux-mêmes, cet avantage ne se limitant pas au seul maintien de bonnes relations de travail avec leurs employés, lesquelles favoriserait une plus grande productivité. 

De fait un examen plus attentif des régimes privés de retraite révèle rapidement que ceux-ci représentent un avantage indéniable par rapport au régime minimal offert par la sécurité sociale, ils servent aussi à légitimer la mise à la retraite forcée des travailleurs… à l’instar des régimes publics… mais aussi, dans bien des cas, une mise à la retraite anticipée. Ces mises à la retraite par anticipation n’étant pas couvertes par le régime public. il s’avère donc nécessaire pour maintenir de bonnes relations de travail et surtout pour normaliser une telle pratique, de couvrir ces renvois par un régime spécial de la mise à la retraite…

Mais quel peut-être la rationalité économique, c’est-à-dire, quelle peut-être la rationalité capitaliste sous-jacente à une telle pratique? Par exemple, si nous nous plaçons dans la perspective capitaliste individuel, quel avantage économique, quel profit additionnel celui-ci peut-il espérer tirer du versement de sommes d’argent à de travailleurs afin que ceux-ci acceptent de quitter leur emploi? Comment le capitaliste individuel peut-il espérer tirer un bénéfice additionnel en payant des travailleurs à ne rien faire, et qui plus est des travailleurs sans doute parmi les plus productifs puisqu’ils sont normalement parmi les plus expérimentés et les mieux payés? Et si nous ne nous situons plus au point de vue du capitaliste individuel, mais au point de vue de l’ensemble économique peut-il résulter de la mise au rancart systématique de travailleurs, dès qu’ils atteignent un certain âge, malgré le fait que bon nombre d’entre eux sont toujours aptes au travail?

Ici encore, nous sommes obligés de nous contenter de réponses sommaires et globales, de façon à ne pas nous arrêter outre mesure à cette question particulière de la retraite. Rappelons-nous simplement qu’un intérêt fondamental du capitaliste individuel réside dans la réduction maximale de ses coûts de main-d’œuvre, de façon à accroître la rentabilité de son capital c’est-à-dire son taux de profit. Pour y arriver, le capitaliste doit disposer de la plus grande latitude possible dans la gestion de sa main-d’œuvre, de son capital humain. Par exemple, si un jeune célibataire se présente qui est capable de remplir les fonctions d’un employé plus âgé qui a charge de famille, et que ce jeune célibataire soit par conséquent disposé à accepter un salaire moindre étant donné que ses coûts de subsistance sont moindres, le capitaliste souhaitera disposer de toute la latitude voulue pour substituer ce travailleur plus jeune au travailleur plus âgé et plus coûteux.

En d’autres termes, les capitalistes ont tout intérêt à faire en sorte que tout travailleur soit facilement remplaçable par un autre ou encore, ce qui revient au même, à faire en sorte qu’aucun travailleur ne puisse prétendre avoir un droit personnel sur un poste quelconque, ou encore, faire en sorte qu’aucun poste au sein de son entreprise ne soit personnalisé. De la sorte, le pouvoir de négociation du capitaliste face à ses employés sera optimal; pour peu que la concurrence soit vive et désorganisée entre les travailleurs, certains travailleurs… notamment ceux qui sont plus âgés et qui ont charge de famille…risquent même d’être contraints d’accepter de travailler à des salaires qui ne couvriront même pas leurs coûts de subsistance.

Inversement, les travailleurs ont tout intérêt à limiter au maximum ce pouvoir arbitraire dont dispose l’employeur notamment par le biais de la négociation collective… la négociation des conditions de travail ne se fait plus en ordre dispersé…et en cherchant autant que possible à personnaliser les postes au sein de l’entreprise : le contrat collectif de travail contiendra donc des règles strictes quant à l’embauche… n’importe qui ne peut plus venir occuper un poste au sein de l’entreprise…mais aussi quant aux promotions, aux augmentations de salaire, aux mises à pied, etc. Ces règles garantissent précisément que les travailleurs qui ont plus d’ancienneté au sein de l’entreprise détiendront les postes les plus intéressants, seront les mieux rémunérées, et seront les plus difficiles à déloger.  

Ajoutons même que dans les grandes entreprises, c’est-à-dire là où on est obligé de compter sur ne stabilité minimale de personnel, les capitalistes eux-mêmes prendront l’initiative de définir pour leurs employés un plan de carrière qui produira plus ou moins ce que les salariés chercheront à définir dans une convention collective. Certes, en l’absence de syndicat et de convention écrite, l’employeur disposera d’un pouvoir discrétionnaire dans l’application du plan de carrière de chaque salarié.  Il n’en demeure pas moins que sur le plan de la rémunération tout au moins, chaque salarié sera assuré de voir son revenu croître au fur et à mesure de son ancienneté, de sorte que son revenu devrait normalement toujours suffire à couvrir les couts de sa subsistance, ceux-ci évoluant notamment en fonction de ses charges familiales éventuelles.  

La progression de la rémunération des travailleurs étant telle, on peut aisément concevoir que surviendra un moment ou pour une foule de motifs, le salaire payé au travailleur âgé équivaudra à ou même dépassera la valeur du produit que le capitaliste tire de son travail. Le travailleur âgé coutera plus cher au capitaliste qu’il ne lui rapporte. Le capitaliste aura donc intérêt à se défaire de ce travailleur et il sera même disposé à lui verser une pension de retraite dans la mesure où le montant de cette pension sera moindre que la perte de profit que lui occasionne ce travailleur.

Nous disposons déjà d’une première explication de la rentabilité économique, pour le capitaliste individuel, de l’institution et de la retraite. Nous pouvons prévoir par exemple que plus le capitaliste éprouvera de difficulté à réaliser sur le marché par suite d’une conjoncture économique défavorable, plus il s’efforcera de réduire les coûts de sa main-d’œuvre afin de rétablir son taux de profit, et plus il aura tendance à se défaire d’abord des travailleurs qui lui coûtent le plus cher et lui rapportent le moins. Il y a donc une logique économique derrière le fait déjà rapporté qu’en période de ralentissement économique, ce sont d’abord les travailleurs les plus âgés qui sont mis à pied, tandis qu’ils sont les derniers à être rappelés. On peut comprendre aussi pourquoi, en période de récession économique, les capitalistes sont eux-mêmes favorables à un abaissement de l’âge normal de la retraite… prenant même l’initiative d’accorder une retraite anticipée lorsqu’ils le peuvent, c’est-à-dire lorsqu’ils ont eu la prévoyance de mettre en place un régime privé de retraite. 

Mais il faut aussi savoir que dans les faits, un travailleur ne cesse pas d’être rentable pour un capitaliste simplement au moment où il cesse d’être productif, c’est-à-dire au moment où il produit une valeur moindre que ce qu’il coûte pour le rémunérer, pour l’entretenir. En effet, un travailleur cesse d’être rentable pour le capitaliste dès qu’il lui rapporte moins que ce que pourrait lui rapporter un autre travailleur plus jeune et disponible pour le même poste. En d’autres termes, le capitaliste ne fait pas uniquement le calcul de la rentabilité du travailleur sur une base absolue la valeur de ce qu’il produit versus ce qu’il coute mais aussi sur une base relative ce qu’il rapporte, versus ce que pourrait rapporter un autre travailleur à se place.

Ceci nous permet de comprendre qu’en contexte capitaliste, un travailleur cesse d’être rentable avant même d’être productif. Nous comprenons donc pourquoi la mise à la retraite peut intervenir alors que le retraité est encore physiquement apte au travail. Nous comprenons aussi que cette rentabilité relative des travailleurs n’est pas la même dans toutes les industries. Dans les entreprises où grâce à des techniques de production avancées… c’est-à-dire la plupart du temps, dans les grandes entreprises… les capitalistes sont en mesure d’obtenir de leurs nouveaux employés, sans délai, un taux de surproduit élevé. Le moment où les travailleurs atteindront le seuil de non- rentabilité relative sera beaucoup plus rapproché que là où il faut un certain temps… une certaine expérience, une certaine ancienneté… avant que le travailleur ne fournisse son plein rendement. Ceci nous permet de comprendre pourquoi c’est dans les grandes entreprises, là où les travailleurs sont en moyenne plus jeunes, mais aussi là où la productivité est la plus élevée, qu’on trouve principalement des régimes privés de retraites. Les travailleurs y deviennent en effet plus rapidement désuets; les employeurs prennent donc eux-mêmes l’initiative, afin de pouvoir les mettre à la retraite de façon anticipée, ce qui évidemment contribue à maintenir la moyenne d’âge des travailleurs dans ces entreprises à un bas niveau.  

Si maintenant nous essayons de nous situer dans une perspective globale, et non plus dans la perspective particulière des capitalistes individuels, nous sommes obligés de distinguer entre le court terme et long terme. À court terme, l’abaissement de l’âge de la retraite peut paraître extrêmement souhaitable. En effet, comme nous l’avons déjà souligné, les travailleurs retraités ne cessent pas vraiment d’être disponibles pour le travail, pour peu que les revenus dont ils disposent soient ou leur paraissent insuffisants. La perte de capacité productive ne sera donc pas totale de ce côté. Ces travailleurs iront tout simplement occuper des emplois où ils sont encore relativement rentables, c’est-à-dire des emplois mal rémunérés, où on trouvera également une forte concentration de personnes âgées et de femmes, en outre, en abandonnant leurs postes réguliers, ils libèrent des places pour des travailleurs plus jeunes qui coûteront moins cher qu’eux, qui seront pratiquement aussi productifs qu’eux et par conséquent, relativement plus rentables, qui représentent de surcroît un risque de révolte beaucoup plus grand qu’eux et qui doivent donc être intégrés au marché du travail le plus rapidement possible afin de leur inculquer sans tarder la discipline du travail et en tirer tout le potentiel économique. À court terme, l’abaissement de l’âge normal de la retraite fournit donc un moyen élégant de réduire en partie le problème du chômage des jeunes et de fournir aux entreprises capitalistes le moyen de maintenir sinon d’augmenter la rentabilité de leurs opérations, tout en ayant l’air d’accéder à des demandes légitimes de travailleurs.

À plus long terme toutefois les gestionnaires des économies capitalistes… c’est-à-dire les dirigeants de l’appareil de l’État… ne peuvent ignorer que l’abaissement de l’âge normal de la retraite signifie d’une part une augmentation considérable des coûts sociaux, d’autre part un rétrécissement de la population active, c’est-à-dire de la population normalement disponible pour le travail. Or il y a des limites à la capacité d’absorption de coûts sociaux par l’État, ainsi que nous pouvons le voir plus amplement par la suite. En outre, même si les travailleurs retraités demeurent en partie disponibles pour le travail, en raison de leur statut et des bénéfices qui y sont attachés, leur force de travail ne sera jamais exploitée aussi efficacement qu’on pourrait le souhaiter, surtout si l’abaissement de l’âge de la retraite est intervenu en période de récession économique et qu’une reprise survient par la suite. Enfin, il y a des limites au taux de dépendance, c’est-à-dire au rapport entre le nombre-personnes inactives et le nombre de travailleurs actifs, qu’une société donnée peut supporter. Une société capitaliste très développée peut sans doute tolérer un taux de dépendance plus élevé et par conséquent supporter un âge normal de la retraite moindre qu’une autre société moins développée. Entre les économies capitalistes, on est donc susceptible de constater le même phénomène déjà signalé entre industries : là où la productivité est la plus élevée, l’âge de la retraite tend à être moins élevé.

Ceci étant dit, il est difficile de prédire si, dans le contexte d’une profonde dépression économique tel que celle que nous traversons depuis les années 1970 au moins, le gouvernement canadien se rendra aux pressions potentiellement convergentes des travailleurs et des capitalistes et se résoudra à abaisser l’âge normal de la retraite, ainsi qu’il l’a déjà fait au cours de la période 1965-1970. Quoi qu’il advienne toutefois, l’analyse qui précède suffit certainement à montrer combien cette question se prête à la manipulation idéologique. D’un côté, les travailleurs aspirent normalement à une retraite décente, aussi tôt que possible. De l’autre côté, il peut être économiquement rentable pour les capitalistes d’accorder une telle retraite, potentiellement de façon anticipée, mais évidemment à moindre coût. Les travailleurs qui sont mis à la retraite, ayant apparemment obtenu ce qu’ils souhaitaient, ils peuvent difficilement contester le sort qui leur est fait. Leurs aspirations légitimes auront donc servi à masquer une opération économique et politique, dans la mesure où une telle mesure contribue efficacement au maintien de la paix sociale.    

Non seulement ces travailleurs ne se révoltent-ils pas contre une telle opération, mais ils cherchent à tout prix un nouveau travail afin d’avoir une vie décente. Et ils cherchent d’autant plus désespérément un tel travail qu’en les mettant à la retraite on les aura relégués au rang des anormaux, dans le camp de ceux qui ne peuvent s’assurer une vie décente grâce au fruit de leur travail. Ils réclameront donc du travail. Leur retraite ne sera donc guère une période de repos et de paix de l’âme. Et on leur accordera occasionnellement un emploi : un emploi peu rémunéré et peu reluisant. Ou encore un emploi spécialement créé pour personnes âgées, dans le cadre de programmes tels Horizons nouveaux. Et ils sentiront encore plus de déchéance…puis ils se résigneront, totalement démunis et désarmés, au sort de mort-vivant que notre système économique leur a réservé.

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