Au Compte-goutte - Mieux Comprendre Les Politiques Sociales, D'Hier à Aujourd'hui, 3ème Partie


Nous reviendrons plus loin sur cette question. Mais il n’est sans doute pas inutile, pour bien saisir toutes les implications d’une telle constatation, de la situer dans un contexte politique plus concret. À cet égard, on peut trouver dans l’histoire de l’Allemagne du début du siècle des enseignements précieux. La bourgeoisie allemande a en effet sciemment exploité cet effet potentiel de la politique sociale sur la cohésion sociale dans le but de réaliser certaines de ses visées impérialistes.

D’abord, rappelons que l’histoire de l’Allemagne, depuis au moins le début du vingtième siècle, est dominée par l’ambition des capitalistes industriels allemands de conquérir une place respectable au sein de l’économie mondiale. Franz Newmann signale qu’une première stratégie expansionniste fut mise en œuvre vers les années 1900- 1902. Or dès ce moment, on envisagera consciemment de recourir aux politiques sociales pour susciter des conditions favorables à la réalisation de l’objectif. On lança entre autres choses, à cette époque, un important programme de construction navale. C’est précisément à cette époque, nous dit Newman, que les expansionnistes reconnurent la nécessité d’associer les masses à cette gigantesque entreprise. À cet effet, l’économiste Ernst Von Hall, un tâcheron du ministère de la marine, engagé pour la production de la propagande destinée à mousser le programme de construction navale, formula la politique impérialiste sociale dans les termes suivants. L’Allemagne ne peut réussir à concurrencer politiquement les autres nations que si elle jouit du soutien des grandes masses. Cet appui ne peut être obtenu que grâce à une politique sociale progressive. La primauté de la politique extérieure doit donc entrainer la réforme sociale : si nous ne réussissons pas à mieux faire converger la politique de réforme sociale et la politique mondiale, le peuple allemand de l’avenir ne jouira plus de droit à l’autodétermination de sa politique intérieure et de sa politique étrangère, celles-ci étant dictées par d’autres nations, des nations étrangères.

Cet extrait de l’œuvre de Neumann nous permet de mieux voir comment les bourgeoisies nationales peuvent utiliser l’État et, plus spécifiquement encore, la sécurité sociale pour acheter en quelque sorte le soutien des classes laborieuses à leurs propres projets impérialistes. Du même coup, ceci nous permet d’entrevoir un rôle possible de la sécurité sociale au plan international, dans la stratégie impérialiste respective des bourgeoisies nationales. Grâce à une politique sociale progressive, une bourgeoisie nationale pourrait donc amener son prolétariat, son capitalisme humain, à se ranger derrière elle. La sécurité sociale peut donc agir directement à l’encontre de la solidarité des prolétaires, par-delà les nations, à l’encontre donc de l’internationalisme prolétarien, et en faveur de la bourgeoisie, nationale ou autre, ne serait-ce que par cet effet de division qu’elle produit.

Mais nous n’entendons pas nous situer ici au niveau de la stratégie de la sécurité sociale des états, mais bien au niveau de la manipulation idéologique des citoyens grâce è la confusion régnant à propos de la sécurité sociale. Or à cet égard, il est évident que plus la confusion sera grande, plus la manipulation idéologique possible sera grande et inversement, moins la bourgeoisie nationale aura à faire de concessions réelles pour gagner le soutien des classes laborieuses. Transposons maintenant ce qui précède en contexte québécois contemporain.  

Avec l’accession au pouvoir du Parti Québécois, en novembre 1976 c’est une fraction de la bourgeoisie québécoise, la fraction nationaliste avons-nous déjà dit, qui a réussi à prendre le pouvoir à Québec, après en avoir été délogée par la fraction internationaliste dans un premier temps en 1966-67 scission au sein du parti libéral du Québec, départ de René Lévesque puis création du mouvement Souveraineté Association, puis dans un deuxième temps en 1970   prise du pouvoir par le parti libéral du Québec, sous la gouverne de M. Robert Bourassa. Dans le cas de cette fraction nationaliste de la bourgeoisie québécoise, il ne peut évidemment pas s’agir d’un projet impérialiste, comme cela était le cas de l’Allemagne des années 1900. Il suffit simplement d’être reconnue comme la bourgeoisie nationale du Québec, c’est-à-dire celle avec qui les capitalistes étrangers américains, canadiens et autres doivent transiger pour avoir accès aux richesses naturelles que comporte le territoire québécois, de même qu’au réservoir de main-d’œuvre non négligeable que constitue la population québécoise.

Certes, pour que cela soit, il faut que les capitalistes étrangers renoncent à transiger avec la fraction internationaliste avec qui ils sont habitués de transiger. Et cela ne sera que si la fraction nationaliste réussit à affirmer politiquement et légitimement son pouvoir souverain sur l’état du Québec, ce qu’elle peut obtenir sans le soutien massif de la population québécoise à son projet de souveraineté. Dans ce contexte, on comprend mieux que ce soient beaucoup plus les éléments appartenant à la fraction internationaliste de la bourgeoisie que les représentants des bourgeoisies étrangères, qui paraissent les plus inquiètes et les plus bouleversées par les résultats de l’élection du 15 novembre 1976.   Ce sont eux qui ont évidemment le plus à perdre si l’opération nationaliste réussit, car ils seront tout simplement évincés du tableau. On comprend mieux aussi pourquoi le gouvernement de M. Lévesque se déclare si attentif aux revendications des travailleurs québécois. Comme pour l’Allemagne des années 1900, le projet national de cette fraction de la bourgeoisie québécoise passe nécessairement par la réforme sociale. Mais pour peu que les travailleurs québécois fassent une confiance naïve à ce gouvernement qui se proclame souvent social-démocrate, pour peu qu’ils aient une vision confuse de leurs intérêts spécifiques, notamment par le biais de la sécurité sociale, les promesses de réforme sociale … tel le projet des conditions minimales d’emplois …risquent de demeurer simples promesses.  Pendant ce temps, les dures réalités économiques demeureront aussi durement capitalistes que sous le régime précédent.

De toute évidence, on ne saurait prétendre rendre pleinement compte de la situation québécoise actuelle par une analyse aussi sommaire. En ce qui concerne l’utilisation et les effets potentiels de la sécurité sociale idéologique, rappelons que la tentative allemande des années 1900 d’associer les masses à l’impérialiste sociale échoua. Par la suite, sous le régime nazi, l’impérialisme social prit la forme du racisme prolétarien. Selon cette dernière idéologie, le peuple allemand tout entier était un peuple prolétaire, victime de la domination et de l’exploitation des autres nations capitalistes

La transition est évidemment facile à faire sur le plan québécois.  L’idée selon laquelle les Québécois francophones seraient les nègres blancs d’Amérique s’apparente directement à cette idée proprement nationaliste du racisme prolétarien. Évidemment, il n’est nullement question d’affirmer ou de suggérer d’une quelconque façon que le Parti Québécois soit raciste ou même nazi, comme certains ne tardèrent pas à le proclamer. À l’heure présente, compte tenu du rapport des forces en présence, le danger fasciste est beaucoup plus présent du côté des forces fédéralistes que du côté des forces nationalistes québécoises. D’ailleurs, du côté fédéral, cette menace fasciste se pare elle aussi d’un concept apparenté à celui de sécurité sociale, à savoir la sécurité nationale. Mais il n’en demeure pas moins qu’il y a en germe, dans l’idéologie dont se réclame à l’occasion le Parti Québécois, des éléments qui pourraient facilement déboucher sur une attitude proprement raciste, apparentée à l’idéologie nazie.
Or, comme le souligne encore Neumann :
La théorie du racisme prolétarien est un moyen de déraciner le marxisme grâce à un processus de transmutation. Dans la perspective sociale-démocrate et communiste, l’objectif d’une société sans classe et d’un mode de vie supérieur ne doit pas être obtenu grâce è l’asservissement de nations étrangères, mais par la transformation du système capitaliste et la destruction de la bureaucratie oppressive. Pour atteindre ce but, il faut un grand courage, l’acceptation des sacrifices, de la patience, et de l’intelligence, comme le montre l’histoire, la lutte contre sa propre classe dominante est beaucoup plus acharnée que les guerres étrangères, et la solidarité internationale du prolétariat n’est obtenue qu’à la suite d’une longue et pénible lutte politique.

Mais le national-socialisme offre au travailleur ce que peut lui offrir le marxisme, mais sans la nécessité d’une lutte de classe. Le national-socialisme lui offre une forme de vie supérieure, la communauté du peuple, et la domination de l’argent par el travail, sans avoir à combattre sa propre classe dominante. Au contraire, il est invité à s’associer aux classes dominantes, à partager leur pouvoir, leur gloire et leur bien-être matériel en devenant partie intégrante d’une machine colossale. Il n’a plus à se sentir isolé et à se batte contre le courant. On ne lui demande plus de faire montre de courage ou de consentir à plus de sacrifier quelconque. Au contraire, la victoire de l’Allemagne est sa victoire, la victoire du travail contre le capital, de la communauté du peuple contre la domination de la classe, de la vraie liberté contre une pseudo -liberté qui n’était qu’un voile masquant l’exploitation.

Bien sûr, et il importe de le souligner ici une fois de plus on ne saurait simplement transposer ces constatations, qui concernent l’Allemagne des années 30, au contexte québécois actuel. D’abord, la fraction nationaliste de la bourgeoisie québécoise, dont le Parti Québécois est l’instrument, n’a aucune visée impérialiste, contrairement aux nazis des années 30; elle serait tout à fait satisfaite, si seulement les bourgeoisies étrangères lui reconnaissent une place au soleil. En outre, le Parti Québécois ne saurait être qualifié de parti nazi ni par ses méthodes, ni même par son idéologie, même si à ce dernier niveau on peut discerner certains éléments s’apparentant au racisme prolétarien de l’idéologie nazie. 

Toutefois, le rapprochement de ces deux contextes si profondément différents… à savoir celui de l «’Allemagne des années 30 et celui du Québec de 1977 nous permet de mieux percevoir la nature des pièges de nature idéologique qui guettent les travailleurs québécois … ainsi que le rôle spécifique d’appât que peut jouer la sécurité sociale idéologique parmi tous ces miroirs aux alouettes.

Concrètement, cela revient à se demander si les travailleurs québécois francophones accepteront cette vision ethnique et prolétaire du peuple québécois que leur propose le Parti Québécois, et s’ils accepteront en conséquence de se ranger, sans autre forme de procès, derrière le Parti Québécois, dans la recherche de leur propre émancipation. Reconnaitront-ils au contraire que le projet véhiculé par le Parti Québécois est nationaliste bourgeois, en aucune façon socialiste?  

 Cela revient aussi à se demander si les travailleurs québécois seront dupes des promesses réformistes, sur le plan de la sécurité sociale cette fois, que le Parti Québécois ne manquera pas de leur faire pour gagner leur adhésion. Se conteront -ils simplement des mots? Profiter ont-ils au contraire de ce que cette fraction nationaliste de la bourgeoisie ne peut se passer de leur appui, pour obtenir des gains réels en termes de bien-être?  Sauront - ils même exploiter au maximum cette opposition entre fractions de la bourgeoisie, et même l’entretenir au besoin, de façon à réaliser tous les gains possibles de part et d’autre, c’est-à-dire au plan fédéral comme au plan québécois? Sauront-ils aussi, simultanément, demeurer fidèles au principe de l’internationalisme prolétarien? Réussiront-ils notamment à maintenir le contact avec les travailleurs canadiens et américains ne s’inféodant à leur propre bourgeoisie nationale et participent aux visées proprement impérialistes de celle-ci, en ce qui concerne le peuple québécois?

Enfin, si nous revenons à la question plus spécifique de la sécurité sociale idéologique, l’ensemble de ces considérations nous aura permis de constater que de même que le système sécurité sociale concret est indissociable de l’ensemble du système social, de même la sécurité sociale idéologique n’est qu’un élément au sein de l’idéologie dominante dans une société, à un moment donné. Ses effets spécifiques ne sont guère négligeables, et sont facilement identifiables. Mais il ne saurait être dissocié de tous les autres éléments de l’idéologie dominante.

La manipulation du système tout court
Mais aussi importante qu’elle puisse être, ce n’est pas là la seule forme de manipulation par les mots dont nous puissions être victimes. Il en est une autre qui est beaucoup plus simple et beaucoup plus directe, puisqu’elle résulte directement du pouvoir suggestif des mots. Entre autres différents éléments du système concret de sécurité sociale.

En effet, puisque l’usage des mots n’est pas rigoureux, puisque le sens des mots n’est jamais très bien défini, puisque par conséquent les mêmes mots peuvent prendre plusieurs sens selon le contexte où on choisit de les utiliser, rien n’est plus facile que de créer l’illusion d’une réalité nouvelle simplement en inventant une nouvelle façon de désigner la réalité existante, en mettant au point un nouveau vocabulaire. Nous avons vu en effet qu’à l’aide des mots, il est possible de mettre en évidence tel ou tel aspect d’un programme ou d’un ensemble de programmes, sans qu’on ait à préciser nécessairement en quoi consiste le point de vue à partir duquel on choisit de considérer la réalité concrète. En modifiant l’appellation d’un programme donné, il est donc possible de mettre en évidence un aspect jusque-là insoupçonné du programme: la façon de voir les choses a évidemment changé, mais ne signifie pas pour autant que les choses ont véritablement changé en fait.

Il est d’ailleurs assez facile de se rendre compte de ce phénomène. Sa manifestation la plus immédiate est sans doute cette espèce de mode qui régit le vocabulaire usuel, en matière de sécurité sociale. Certaines expressions sont toujours utilisées par exemple, mais elles font quelque peu vieux jeu.  

Ainsi, aujourd’hui on parle plus volontiers d’aide sociale que d’assistance sociale, d’assistance publique ou encore du bien-être social, comme on pouvait le dire dans le langage familier. Ces dernières expressions ont une certaine connotation péjorative, et c’est pourquoi on préfère ne plus les utiliser. L’expression aide sociale serait plus positive, et ne stigmatiserait donc pas autant les bénéficiaires que les autres expressions.

En fait, sous le régime de l’aide sociale, reconnait aux bénéficiaires éventuels un droit à l’aide sociale, ce qui n’était pas le cas auparavant. Cette nuance n’est évidemment pas négligeable, puisque les bénéficiaires ne sont plus exposées à l’arbitraire des fonctionnaires chargé d’évaluer leurs besoins et de leur consentir les prestations. Mais cela ne signifie pas pour autant que tout contrôle sur les bénéficiaires et même tout arbitraire de la part des fonctionnaires sont complètement éliminés. D’ailleurs, et cela est encore plus important, les critères d’attribution des prestations reproduisent presque intégralement, quoique sous forme différente, les critères antérieurs d’attribution. C’est donc dire que du point de vue des bénéficiaires, rien de substantiel n’a vraiment été modifié, par suite du passage de l’assistance sociale à l’aide sociale. Il est donc inévitable qu’à l’usage, l’effet idéologique de la nouvelle appellation des programmes s’amenuise. Les espoirs qu’aurait fait naitre l’idée d’un droit à l’aide sociale selon les besoins seront déçus en pratique. On éprouvera donc inévitablement le besoin d’inventer une nouvelle expression pour au moins refaire l’image de l’aide sociale., de façon à se dispenser de modifier substantiellement les principes de fonctionnement de ce programme…

Mais n’a-t-on pas déjà inventé cette nouvelle expression? Ne parle-t-on pas déjà de plus en plus de mécanisme de soutien et de supplément de revenu pour désigner les traditionnels mécanismes d’aide sociales? Ces nouvelles expressions, qui paraissent presque révolutionnaires parce qu’elles se situent dans le contexte de la sécurité du revenu ou, plus spécifiquement, du revenu minimum garanti, n’ont-elles pas le double effet de nous convaincre d’une part que notre société ou plus précisément notre gouvernement est vraiment soucieux du bien-être des citoyens, avant toute chose, mais aussi, que si nous n’avons pas encore complètement réalisé l’idéal de la sécurité du revenu pour tous , sans discrimination, nous avons déjà parcouru une bonne partie du chemin qui y conduit. Or l’idée d’un revenu minimum garanti ne parait-elle pas à priori extrêmement novatrice? Sont plus les mêmes principes qui les inspirent, en modifiant en conséquence l’appellation des programmes existants, en prévision évidemment des transformations effectives à venir.

En fait, chaque évolution du langage manifeste et traduit une évolution de l’idéologie de la sécurité sociale, de la conception idéale qu’on en a. Il ne faudrait donc pas réduire l’évolution des habitudes de langages au simple rang de manipulation idéologique, de prestidigitation par les mots. Il faudra au contraire tenir compte de l’évolution du système de sécurité sociale idéal, car si à court terme elle est de nature à créer l’illusion que les transformations ont déjà eu lieu au plan concret, du seul fait de l’évolution au plan des idées, à long terme, elle ne manquera pas de produire des effets au niveau de l’organisation et du fonctionnement du système concret de sécurité sociale. Les idées ont en effet leur propre inertie et ceux qui créent de toutes pièces de nouvelles idées pour légitimer une pratique quelconque, sont parfois prises au piège de leur propre idéologie. Ils n’ont pas toujours entrevu au départ tous les tenants et aboutissants de la nouvelle idéologie qu’ils ont élaborée, et une fois celle-ci lancée ils seront contraints, pour un temps au moins, d’être logique avec eux-mêmes. C’est donc dire que pour comprendre la logique de certaines modifications apportées au système concret de sécurité sociale, il ne sera pas utile de connaitre l’idéologie dont on se réclame pour effectuer ces modifications. Mais de toute évidence, on pourra se satisfaire de l’explication idéologique. Toute évolution plus globale et plus significative au plan socioéconomique, c’est jusqu’à ce niveau qu’il faudra remonter pour trouver une explication pleinement satisfaisante.  Mais quoi qu’il en soit à cet égard, et c’est à ce point précis que nous voulons mettre en évidence ici, le seul changement au niveau du langage a le pouvoir de créer l’illusion que les transformations annoncées par le changement d’idéologie implicite sont déjà effectuées. En d’autres termes, les responsables de la politique sociale, en raison de l’imprécision, de la mouvance et du pouvoir suggestif du vocabulaire, ont la possibilité de faire croire à la population que de nouveaux programmes, ou même qu’un système totalement transformé de sécurité sociale ont été mis en place simplement en proclamant que désormais ce ne sont plus les mêmes principes qui les inspirent, et en modifiant en conséquence l’appellation des programmes existants , en prévision évidemment des transformations effectives à venir.     

Illustration de l’effet de l’évolution idéologique

Il n’est sans doute pas inutile d’illustrer et même d’étayer cette proposition à l’aide d’un exemple particulier. Considérons donc l’évolution de l’idéologie de la sécurité sociale dont nous avons pu être témoins au cours des années 60. 
On se souviendra qu’au départ, c’est- à-dire avant l’adoption du programme d’assistance chômage par le gouvernement fédéral, en 1956-1957, on établissait une distinction très nette entre les personnes aptes et inaptes au travail. L’assistance sociale était exclusivement réservée aux personnes inaptes au travail, c’est-à-dire aux personnes qui ne peuvent travailler soit pour un motif d’ordre physique… une infirmité… soit pour un quelconque autre motif entrainant la dispense de l’obligation de travailler, telle la charge d’enfant pour la femme seule.

Cette exclusion des personnes aptes au travail des bénéficiaires de l’assistance sociale reposait sur un certain nombre de postulats, dont au premier rang selon lequel toute personne apte aurait été, par définition, mais sous réserve évidemment de sa volonté de travailler, en mesure d’assurer sa subsistance et celle de ses dépendants. Évidemment, il ne s’agissait là que d’une vision de la réalité. En fait, de nombreuses familles normales, où le père et même souvent la mère travaillait autant qu’il leur était permis de travailler, étaient victimes de la pauvreté. Mais puisque cette situation de fait ne correspondait pas à la vision de la réalité sociale qui inspirait le système de sécurité sociale de l’époque, les organismes privés de charité constituaient à peu près le seul recours de ces familles nécessiteuses. Officiellement, les assurances sociales, c’est-à-dire essentiellement l’assurance- chômage, étaient censée pourvoir aux besoins des personnes aptes au travail qui, exceptionnellement et de façon présumément tout à fait provisoire, pouvaient se trouver sans revenu par la suite de la perte de leur emploi.  

En1956-1957, l’économie canadienne subit un sérieux ralentissement, comme conséquence en autre chose du relâchement des tensions au plan international. Il en résulte une augmentation sérieuse du taux de chômage, et l’état devait intervenir sinon pour relancer l’activité économique, tout au moins pour tempérer les contrecoups de cet après-guerre différé. C’est dans ce contexte qu’on doit comprendre la mise en place par le gouvernement fédéral du programme dit d’assistance chômage. En plus de s’occuper de chômeurs en surnombre qui ne pouvaient bénéficier de l’assurance chômage, ce nouveau programme était susceptible de contribuer à la stabilisation de l’activité économique grâce à la redistribution indéniable d’un certain pouvoir d’achat qu’il opérait. 

Au plan idéologique toutefois, ce programme d’assistance destinée à des personnes aptes au travail constituait néanmoins une sérieuse entorse à l’idéologie dominante du moment. Que ce nouveau programme perde son caractère exceptionnel du début et qu’il s’inscrive avec le temps au nombre de la panoplie des programmes réguliers d’assistance sociale, comme cela devait être, une formulation de l’idéologie de la sécurité sociale devenait indispensable. Cette révision d’ordre idéologique s’opéra au cours des années 60.

Invoquant précisément l’existence des programmes d’assistance chômage, le comité d’étude sur l’assistance publique Comité Boucher plaidait vigoureusement, en 1963 en faveur de la reconnaissance du droit à l’assistance sociale en fonction des besoins, quelle que soit l’origine des besoins, c’est-à-dire plus concrètement, indépendamment du critère de l’aptitude au travail. En 1966, le gouvernement fédéral intégrait, apparemment, ce nouveau principe dans son régime d’assistance publique et engageait concurremment ce qu’on appelait solennellement la guerre à la pauvreté. Au Québec, la commission d’enquête sur la santé et le bien-être social Commission Gastonguay contribuait de façon non négligeable, par ses travaux, à créer le climat idéologique favorable à l’adoption de la nouvelle loi de l’aide sociale, en 1969, laquelle était censée reconnaitre le même principe, à l’instar du régime fédéral d’assistance publique.

Si donc on se reporte aux années 60, on a le net sentiment que nos gouvernements n’avaient d’autre souci que de garantir à tout citoyen, qu’elle que soit son aptitude ou son inaptitude au travail, une aide sociale conforme à ses besoins. Le critère de besoin devint en quelque sorte central et prédominant dans le discours qu’on pouvait tenir à propos de la sécurité sociale, supplantant l’ancien critère de l’aptitude au travail.

En pratique, la pauvreté ne fut évidemment pas éliminée pour autant, ainsi que devaient le reconnaitre les ministres responsables de la sécurité sociale eux-mêmes, lors de l’amorce de leur révision du système de sécurité sociale en vue de l’instauration d’un régime de revenu garanti, en 1973-74. Ainsi que nous l’avons signalé, ce n’est pas la même chose de reconnaitre le droit à l’aide sociale… ce qui demeure un progrès…et le droit à une aide sociale conforme à ses besoins. Pour peu que la société sous-évalue les besoins des personnes pauvres, le droit à l’aide sociale qu’elle leur reconnait ne peut évidemment pas tenir ses promesses. Or en même temps que la société proclamait le droit à l’aide sociale selon les besoins, elle était soucieuse, en sous-main en quelque sorte, de ne pas enlever toute incitation au travail aux personnes apte au travail, par une aide sociale trop généreuse. Par conséquent, même à cette époque très libérale de l’idéologie de la sécurité sociale, l’aide sociale effectivement consentie n’a jamais été à ce point généreuse qu’elle dispensait de l’obligation de travailler. En d’autres termes, l’aide sociale n’a jamais vraiment suffi à couvrir les besoins minimaux des personnes dans le besoin aptes ou inaptes au travail, puisqu’on ne faisait plus aussi clairement la distinction et en pratique, le critère de l’aptitude au travail continuait de prévaloir sur tout autre critère proclamé.

Pis encore, au même moment où la nouvelle idéologie de la sécurité sociale paraissait adoptée dans l’opinion et dans la pratique, une nouvelle idéologie, celle de la sécurité du revenu, commençait à poindre à l’horizon. À prime abord, l’idéologie de la sécurité du revenu parait se situer dans le prolongement de l’aide sociale. Elle se présente même comme un progrès presque révolutionnaire par rapport à celle-là puisque désormais on ne parlerait plus simplement d’un droit à l’aide sociale, mais l’aide sociale serait directement versée dès que le revenu tomberait au-dessous d’un certain seuil. Parallèlement, on serait dispensé désormais d’évaluer les besoins des personnes, puisqu’on s’occuperait directement à leurs revenus, c’est-à-dire leurs revenus du travail aussi bien que ceux provenant de la sécurité du travail.

Nous ne nous arrêterons pas ici sur cette nouvelle idéologie de la sécurité sociale qui s’épanouit présentement sous nos yeux, puisque nous aurons à y revenir plus loin. Rappelons toutefois qu’elle a commencé à prendre son essor au moment même où il devenait apparent que le capitalisme mondial ait à traverser une crise majeure. En outre, derrière le nouveau critère du revenu, et parce que le concept de revenu renvoie très directement aux mécanismes de rémunération du travail, c’est le vieux critère de l’aptitude au travail que cette nouvelle idéologie permet de réintroduire. Par conséquent, bien qu’elle se présente comme un nouveau pas en avant sur la voie d’une meilleure garantie du bien-être de tous les citoyens sans exception, l’idéologie de la sécurité du revenu permettra en réalité de mieux articuler les mécanismes de sécurité sociale sur les exigences de l’économie, et plus particulièrement sur l’aptitude au travail des bénéficiaires. Ceci dit d’ailleurs sans égard à l’estimation du revenu nécessaire à la satisfaction des besoins minimaux de personnes. Sur ce point, le problème ne diffère en effet aucunement du problème que nous avons déjà signalé à propos de l’évaluation effective des besoins minimaux des personnes. Par conséquent, ce qui au plan idéologique parait être un grand pas en avant, pourrait fort bien être au plan concret, pour les bénéficiaires, un recul.    

L’évolution du climat idéologique au cours des années 60 nous fournit une excellente illustration des effets trompeurs que peuvent avoir les transformations d’ordre idéologique. L’évolution idéologique crée l’impression d’un système en perfectionnement constant, et ce, dans le sens d’un plus grand bien-être et d’une plus grande sécurité des citoyens. En fait, le système peut évoluer selon une logique tout autre que celle suggérée et proclamée par la nouvelle idéologie mise de l’avant. L’évolution idéologique crée donc l’image d’une société constamment soucieuse d’améliorer sans cesse le sort fait à tous ses citoyens, sans exception, particulièrement aux citoyens les moins favorisés. L’évolution idéologique peut en effet suggérer que l’évolution se fait dans un sens autre que celui dans lequel elle se fait réellement, au plan concret.

Il importe toutefois de souligner que l’illusion ne résulte pas uniquement de l’action idéologique. Il est en effet indispensable que dans le même temps où on agit au plan idéologique, on manipule les programmes concrets de sécurité sociale. Une fonction importante de l’idéologie serait donc de permettre cette manipulation en la masquant. En effet, pour surveiller l’évolution du système concret de sécurité sociale et ensuite l’apprécier, nous sommes tributaires d’expressions dont le sens n’est pas toujours précis, lorsqu’il ne change pas : comment pourrions-nous dans ces conditions nous faire une idée nette de ce qu’on fait réellement, sous le couvert de l’action idéologique?

Le problème dont il s’agit ici est analogue au problème que nous avons déjà évoqué, à propos de la comparaison de deux systèmes distincts de sécurité sociale. Faute de points de comparaison sûr, comment comparer ce qui existait avant et ce qui existe après la substitution d’une nouvelle conception de la sécurité sociale et du nouveau mode de désignation des éléments du système qui l’accompagne? La difficulté de comparaison provient sans doute de ce que certaines modifications sont apportées aux programmes existants tandis que de nouveaux programmes sont ajoutés. Mais ces modifications et ces ajouts sont généralement de peu d’importance par rapport à l’ensemble du système. En fait, la difficulté de comparaison provient principalement de ce qu’en changeant le vocabulaire, on change en même temps les catégories sous lesquelles les programmes particuliers sont regroupés.

Par exemple, là où il y avait plusieurs programmes particuliers fonctionnant de façon autonome…par exemple, un programme d’aide aux aveugles, d’aide aux mères nécessiteuses, d’assistance chômage… on substitue un nouveau critère d’attribution des prestations… la satisfaction des besoins minimaux quelle que soit l’origine du besoin… qui permet de fusionner en un seul programme, en un seul mécanisme administratif, les multiples programmes catégoriels préexistants.

Comment prédire que les prestations distribuées après la réforme seront aussi généreuses qu’auparavant? Non seulement les critères d’attribution, mais aussi les mécanismes d’attribution ont été modifiés. Il est donc extrêmement difficile, sinon impossible, à priori de déterminer si la nouvelle façon de faire sera plus ou moins généreuse. Le principe dont on s’inspire parait indéniablement plus généreux. Quant aux faits, nous sommes contraints de faire le décompte des avantages et des inconvénients, sans jamais pouvoir déterminer lesquels l’emporteront sur les autres. Faute de pouvoir s’appuyer sur un jugement factuel sûr, c’est finalement l’impression plus ou moins favorable créée par les déclarations d’intention qui risque de déterminer notre jugement.

Il sera d’ailleurs tout aussi difficile de se prononcer à post-priori, c’est-à-dire après que le nouveau système aura fonctionné. Cette fois en effet, nous ne disposerons plus de données qui permettraient une comparaison sur une base commune : selon la nouvelle façon de faire par exemple, on ne pourra plus savoir ce que touchent les aveugles, les invalides, les personnes aptes au travail, etc. car puisque ces anciennes catégories n’existeront tout simplement plus administrativement, nous ne pourrons tout simplement pas connaitre les chiffres correspondants.

Il sera facile de multiplier les exemples de ce genre et parmi ceux-ci, les nombreuses manipulations dont a pu faire l’objet le régime d’assurance-chômage au cours des dernières années devraient sans doute occuper une place importante. Rappelons en effet que lors de la refonte de l’assurance- chômage en 1971, refonte qui devait notamment universaliser l’application de ce programme à la totalité des salariés, le principe de l’assurance- chômage avait déjà subi une sévère entorse : l’assurance-chômage n’aurait plus à s’autofinancer à même les cotisations des salariés et de leurs employeurs; une bonne part de son financement proviendrait du fond consolidé de l’état fédéral et servirait notamment à mieux ajuster le fonctionnement de l’assurance-chômage aux exigences de la conjoncture économique.

Plus récemment le gouvernement fédéral décidait, unilatéralement, de retirer aux personnes âgées de soixante-cinq ans et plus le droit aux prestations d’assurances- chômage. Comme justification de cette mesure, le gouvernement invoquait le fait qu’au cours des dernières années les prestations universelles de sécurité de vieillesse avaient été considérablement augmentées et que par conséquent ces personnes n’avaient plus besoin de l’assurance-chômage pour jouir d’un bien-être satisfaisant. Mais qui pourra nous dire de façon certaine que les personnes concernées ont bien été gagnantes au change? D’abord, il est déjà difficile de savoir ce que pouvaient ou ce qu’auraient pu toucher les personnes âgées de soixante-cinq ans et plus grâce à l’assurance-chômage, pour comparer ces sommes à l’augmentation effective des bénéfices de sécurité de la vieillesse. Mais même si on n’arrivait à reconstituer les chiffres pertinents, on ne pourrait se limiter à cette seule comparaison. En effet, les deux programmes ne fonctionnant pas sur les mêmes bases, il faut tenir compte d’autres aspects, eux-mêmes difficiles à quantifier : les personnes qui ont cotisé à l’assurance-chômage étaient des travailleurs salariés, et leurs cotisations étaient en fait une taxe régressive sur leurs salaires, ainsi que nous le verrons par la suite ; les bénéfices de la sécurité de la vieillesse sont au contraire financés selon le principe général de la taxation, et ils sont versés à tous les citoyens, peu importe qu’ils aient été salariés ou non. Les travailleurs salariés, désormais âgés de soixante-cinq ans et plus à qui on a enlevé le bénéfice de l’assurance-chômage ne risquent-ils pas dans ces conditions d’avoir été victimes d’une certaine injustice? Ne risquent-ils pas d’avoir contribué plus que leur part au cout de la sécurité sociale?  

Pour évaluer la nouvelle situation, il faudrait aussi tenir compte des effets de cette modification sur le niveau de rémunération des personnes âgées de soixante-cinq et plus qui continue de travailler. Car malgré l’augmentation des prestations de sécurité de vieillesse, beaucoup de ces personnes sont obligées de travailler pour maintenir un niveau de vie satisfaisant : les employeurs ne disposent-ils pas d’un moyen d’imposer aux travailleurs âgés un niveau de rémunération moindre, sachant que le salaire payé sera un supplément de revenu net pour la personne embauchée, sans qu’ils aient à contribuer au coût social d’utilisation de cette main-d’œuvre bon marché, comme cela est le cas dans le  cadre de l’assurance-chômage?



On constate donc seulement le réaménagement effectif des programmes existants, mais aussi le simple réaménagement de leur mode de présentation soulève des problèmes d’évaluation pratiquement insolubles, y compris pour les experts en la matière eux-mêmes. Comment le citoyen peut-il espérer s’y retrouver, si seulement il se donne la peine de chercher à voir clair. Car, dans la plupart des cas, le discours idéologique qui accompagne ces réaménagements ne l’incitera guère à s’interroger.

Les responsables de la politique sociale disposent donc de toute la latitude voulue pour manipuler à leur guise les différents éléments du système de sécurité sociale, sans jamais cesser d’avoir l’air de chercher le plus grand bien-être des personnes concernées. Ils paraitront à priori bien intentionnés et même généreux lorsqu’ils proposeront par exemple d’étendre les régimes d’assurance sociale au plus grand nombre de bénéficiaires possibles, d’y ajouter de nouveaux bénéfices …une allocation de maternité dans le cadre de l’assurance-chômage, une prestation de supplément de revenu pour travailleur dont les revenus sont insuffisants dans le même contexte, une extension des bénéfices pour les femmes au sein du régime de rentes, etc. … puisqu’il est indéniable que ces initiatives entraineront un avantage certain pour un certain nombre de personnes. Mais ce faisant, n’auront-ils pas réussi à mettre à la charge de régimes particuliers ou la cotisation des travailleurs salariés est proportionnellement très grande, des coûts sociaux qui étaient auparavant couverts par des programmes financés à même les ressources générales de l’état, c’est-à-dire à même les fonds provenant du système général de taxation, ou encore des coûts sociaux  qui devraient être assumés par le système général de taxation plutôt que par les systèmes spéciaux de taxation que sont les régimes d’assurance sociale, ceux-ci étant par surcroit encore plus régressifs que ne peut l’être le système général d’impôt sur le revenu. 

Par conséquent, cette manipulation idéologique n’a pas pour seul effet de nous empêcher de comprendre le système de sécurité sociale et d’en saisir les fonctions réelles. Elle a aussi pour effet de nous masquer la stratégie effective de sécurité sociale de l’état. Au gré de la conjoncture, l’état pourra faire entrer à peu près tout ce qu’il veut dans sa politique sociale. Certains programmes apparaitront à un moment donné, qui disparaitront lorsque la conjoncture aura changé. La politique sociale de l’état ne sera pas simplement conjoncturelle. Certaines transformations structurelles des mécanismes de sécurité sociale seront rendues nécessaires par la transformation structurelle de la société. Mais par-delà ces nécessités d’ordre structurel, il n’en demeure pas moins que la politique sociale de l’état sera extrêmement fluctuante, de telle sorte qu’il sera toujours difficile, indépendamment de la complexité de l’appareil d’état, de percevoir à un moment donné la stratégie effective de sécurité sociale d’un gouvernement. Cette stratégie est en constant changement, et c’est sans doute ce qui explique, en partie, le caractère mouvant du vocabulaire : on n’a pas intérêt à définir de façon trop rigoureuse les mots, et de toute façon, on est constamment en train de les définir.
Il faut bien comprendre toutefois que la part d’illusion dont nous pouvons être victimes ne provient pas uniquement des mots, ou plus généralement de la sécurité sociale idéologique. Elle provient aussi, pour une part au moins, de ce que nous pourrions appeler l’illusion monétaire. Nous ne nous arrêterons pas ici sur cette illusion monétaire, car nous aurons à y revenir plus en détail par la suite. Mentionnons simplement que cette illusion monétaire peut être constatée par le fait, déjà signalé au passage, que le nombre des prestations peut augmenter de même que les sommes redistribuées, sans pour autant la part de la richesse nationale ainsi redistribuée ne soit augmentée de façon significative. En d’autres termes, les transferts monétaires auxquels donnent lieu les mécanismes de sécurité sociale… et ce dans une proportion toujours croissante, les transferts en nature, sous forme de services, n’occupant déjà plus la place prépondérante… ne se traduisent pas au plan concret par un véritable transfert de biens réels.

L’illusion provient aussi, simultanément, de la manipulation concrète du système de sécurité sociale, sous le couvert de la manipulation idéologique. À cet égard, il importe de souligner que cette manipulation concrète peut porter sur des programmes spécifiques, ainsi que nos exemples l’ont montré, mais que ses effets idéologiques concernant l’ensemble. Ainsi, l’intention déclarée est toujours d’égaliser les chances pour tous les citoyens, plus particulièrement les plus défavorisés d’entre eux. Et on présume que toutes les prestations sociales, par définition, ont des effets qui vont dans ce sens.

En pratique toutefois, l’effet égalisateur est loin d’être identique pour toutes les prestations sociales. Cela provient de leur mode de financement; certaines sont financées à même le système fiscal général, qui peut être moins équitable, tandis que d’autres sont financées à même une fiscalité spéciale, qui peut être hautement régressive. Ce serait le cas notamment des mécanismes d’assurance sociale, ainsi que nous l’avons déjà signalé.

Mais cela provient aussi, beaucoup plus simplement et directement, de la nature spécifique de chaque type de prestations. Il est en effet abusif de classifier sous une même dénomination, comme si elles étaient toutes à peu près semblables, des choses aussi différentes que les prestations dites universelles, les prestations d’assurance sociale, et les prestations d’aide sociale. En effet ces trois catégories qu’on peut spontanément distinguer en se référant à la terminologie en usage elle-même, seules les prestations d’aide sociale sont spécifiquement orientées vers les personnes qui sont dans le besoin. Il ne suffit donc pas d’examiner la progression générale de l’ensemble de prestations sociales pour apprécier les progrès de notre système de sécurité sociale sur la voie de la garantie du bien-être minimal pour la totalité des citoyens. Il faut aussi considérer, entre autres choses, l’évolution de l’importance relative de chaque type de prestation au sein de l’ensemble. Si par exemple ce sont les mécanismes d’assurance sociale qui acquièrent une plus grande importance relative au détriment des mécanismes d’aide sociale, on peut aisément présumer qu’on n’a sans doute pas beaucoup progressé dans les sens d’un plus grand bien-être pour les citoyens les plus défavorisés de notre société. 

À titre d’illustration de ceci, mentionnons qu’en 1969, la commission Gastonguay évaluait l’importance relative des trois types de prestations sociales versées aux Québécois comme suit :
21% de toutes les prestations versées provenaient des mécanismes d’assurance sociale l’assurance chômage étant responsable de 71% de celles-ci
Plus de 52% de l’ensemble des prestations reçues par les Québécois provenaient des prestations universelles;
Enfin l’assistance sociale n’était responsable que de 25.9% du total;
Par ailleurs, la même commission d’enquête estimait comme suit la part respective de chaque type de prestation qui allait aux pauvres et aux non pauvres :
Allocation familiales universelles      pauvres          non pauvres
% des prestations                                  41.5                 58.5
% des bénéficiaires                                34.6                65.4
Pensions de sécurité de
 la vieillesse universelle
% des prestations                                  49.3                 50.7
% des bénéficiaires                               47.9                 52.1
Autres prestations
% des prestations                                 45.6                  54.4
% des bénéficiaires                              47.9                   52.1
Ensemble des prestations
% des prestations                                 45.2                   54.8
% des bénéficiaires                              33.9                    66.1
Bien que ce tableau ne soit pas aussi détaillé qu’on pourrait le souhaiter, on constate nettement que l’effet distributif en faveur des pauvres des prestations universelles est négatif. Compte tenu de l’importance relative des prestations universelles et des prestations d’assurance sociale dans l’ensemble des prestations les prestations d’assurance étant ici malheureusement compliquées avec celles d’assistance sociale, sous la catégorie autre prestations on peut légitimement déduire que l’effet distributif des mécanismes d’assurance sociale est lui aussi négatif. On peut aisément comprendre aussi, compte tenu de tout ceci, que 55% des prestations sociales versées à des familles québécoises l’étaient à des familles non pauvres.

Ces quelques données et considérations suffisent très certainement pour mettre en question l’objectif proclamé d’une redistribution des plus riches vers les plus pauvres. Sans doute ne saurait-on nier qu’il y a une certaine redistribution, et que cette redistribution peut se faire, en partie au moins, des plus riches vers les plus pauvres. Mais cette redistribution en faveur des plus défavorisés de notre société n’est très certainement pas la principale préoccupation de notre système de sécurité sociale. Et dans ces conditions, on ne saurait s’étonner… de ce qu’on dépense onze-milliards de dollars au Canada pour la sécurité sociale sans que la pauvreté ne soit éliminée, alors que cinq-milliards de dollars devraient suffire pour y arriver. 

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